jeudi 17 octobre 2019

Ficher les Musulman·e·s : « L’idée est excellente, mais un peu prématurée »


Au milieu de la déferlante islamophobe de ces dernières semaines, avec notamment une énième « polémique » raciste à propos des mères voilées accompagnant les sorties scolaires, la « fiche de remontée des signaux faibles » élaborée par l’université de Cergy et envoyée à l’ensemble de ses personnels a certes fait parler d’elle, mais force est de constater que le scandale qu’auraient dû susciter l’existence et la diffusion d’un tel document n’a pas eu lieu. On parle pourtant bien d’un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation. Il est peut-être nécessaire de le répéter : un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation. 

Délation civique
La lecture de la « fiche » est atterrante. Une longue liste de « signaux faibles [de "radicalisation"] liés au comportement d'une personne connue » est établie, parmi lesquels un « changement de tenue vestimentaire » avec, pour les hommes, « port d'une djellaba » ou « port de pantalon dont les jambes s'arrêtent à mi-molets » (sic) et, pour les femmes, « apparition du port d'un voile » ou « port d’un niqqab ». Autres « signaux faibles », le « changement de physionomie » avec « port de la barbe sans moustache », mais aussi « [l’]arrêt soudain de consommation de nourriture à base de porc » et/ou « [la] consommation récente de produits hallal ». En d’autres termes, tout comportement assimilable à une pratique de l’islam est un « signal faible » qui doit faire l’objet d’une notification à l’administration. 
En effet, comme le rapporte France Info, « le mail [accompagnant la fiche] précise que, s'il est constaté qu'un étudiant présente un ou plusieurs de ces signaux, il faut renvoyer le formulaire rempli à l’administration. » Le pire n’étant jamais certain mais toujours possible, l’appel au fichage se fait au nom du « civisme », le mail stipulant que  « la sécurité étant l’affaire de tous, signaler des événements qui pourraient avoir des conséquences graves est un acte de civisme. » Aucun doute, les rédacteurs de cette fiche et de ce mail ont dû, à défaut de s’interroger sur le sens d’une démarche consistant à encourager le fichage administratif des musulmanEs, lire avec beaucoup d’attention l’Islam pour les nuls et la Délation expliquée aux enfants.   



« Maladresse » ?
Plusieurs enseignantEs de l’université de Cergy ont rendu publique la fiche, ce qui n’a pas manqué de déclencher, au vu de l’énormité de la chose, un petit buzz. La direction de la fac a alors rétropédalé, présentant ses excuses et évoquant « une formulation inappropriée et source d’incompréhension ». Qu’en des termes délicats ces choses-là sont dites ! Courageusement, la direction parle « [d’]un message diffusé en interne », sans préciser les conditions de son élaboration et de sa validation, tandis que le président François Germinet assure qu’il s’agit de « [l’]initiative personnelle » d’un fonctionnaire de l’université, comme si ladite initiative avait pu être prise sans une discussion préalable et sans l’assentiment de la présidence.
Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a de son côté brillé par la modération de ses propos, se contentant d’un tweet dans lequel elle affirme qu’elle « désapprouve » la fiche de l’université de Cergy. Une enquête ? Des sanctions éventuelles ? Que nenni ! Une « désapprobation », et on passe à la suite… Interviewée sur BFM-TV le 15 octobre, la députée Laetitia Avia, porte-parole de LREM, a fait preuve de tout autant de fermeté : « Le fichier qui a été produit par l’université de Cergy est maladroit ». Lorsque l’on connaît la propension du gouvernement et de la majorité à « s’émouvoir », à « condamner » et à « faire preuve de fermeté » dans d’autres circonstances, nul doute que les réactions particulièrement mesurées de ces derniers jours n’ont qu’un seul but : relativiser les choses et étouffer « l’affaire ». 

Du Castaner en fichier Excel
Une attitude qui, somme toute, n’a rien de surprenant. Difficile en effet de ne pas voir que l’envoi d’une telle fiche à l’ensemble des personnels de l’université de Cergy, accompagnée d’un appel à la délation civique, n’est rien d’autre qu’une mise en musique, certes peut-être un peu zélée, des préconisations de Macron et Castaner. Le premier avait ainsi été évoqué, lors de l’hommage aux quatre policiers assassinés à la préfecture de Paris, la nécessité de « faire bloc » contre le « terrorisme islamiste » et, pour ce faire, de construire une « société de vigilance » dans laquelle chacunE est invité à repérer « les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la république ». 
Entendu par une commission de l’Assemblée nationale, Castaner avait précisé les choses : « Parmi les signes qui doivent être relevés, un changement de comportement, comme le port de la barbe, la pratique régulière et ostentatoire de la prière rituelle, une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en matière de Ramadan. Ce sont des éléments qui doivent permettre de déclencher une enquête approfondie  ».  Interviewé sur BFM-TV le 13 octobre, Blanquer y était lui aussi allé de sa contribution, en rangeant parmi les « signaux faibles » le fait qu’il y ait à l’école « des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille. » Difficile pour le gouvernement et la majorité, dans de telles conditions, de s’insurger face à l’initiative prise par l’université de Cergy, qui n’est en réalité rien d’autre que du Castaner transposé dans un fichier Excel, accompagné d’un mail traduisant en langage administratif les appels de Macron à la « vigilance » collective. 

***

Loin d’être un « dérapage », l’élaboration et l’envoi de la « fiche de remontée des signaux faibles » de l’université de Cergy ne sont rien d’autre qu’un aperçu de ce qui nous attend si la riposte et la contre-offensive ne sont pas à la hauteur : une société de la stigmatisation, de la suspicion et de la délation organisées par l’État, dans laquelle les Musulman·e·s seront constitués, non seulement idéologiquement, mais aussi socialement et administrativement, comme un corps étranger à la collectivité. Soit la légitimation « par en haut » d’une logique d’épuration de l’espace public, dans lequel les seuls Musulman·e·s tolérés – au nom de la « sécurité » – seront les Musulman·e·s « invisibles », et donc une légitimité de facto accordée à ceux qui agiront – par « civisme » bien sûr – pour s’assurer que les récalcitrant·e·s se soumettent, par la force s’il le faut. 
Exagération ? Ou pas. 
Un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation.





mardi 8 octobre 2019

Juan Branco ou le crépuscule des idées émancipatrices

La sortie en édition de poche, le 3 octobre 2019 chez Points, du livre Crépuscule, de Juan Branco, un an après sa mise en ligne, dans une première version en téléchargement gratuit sur internet, est l’occasion de revenir sur un ouvrage et un auteur qui ont, au cours de l’année écoulée, connu une audience importante, notamment à la faveur – et au sein – du mouvement des Gilets jaunes. Un succès dont il importe d’identifier et de comprendre les ressorts, mais qui ne doit pas nous empêcher de formuler d’importantes critiques à l’égard d’une vision du monde qui, sous couvert de critique radicale des élites, entretient la confusion plus qu’elle n’éclaire, et encourage à la passivité et à la délégation davantage qu’à l’action collective réellement émancipatrice. (1) Article publié dans la revue mensuelle l'Anticapitaliste n°108 (octobre 2019).
La thèse de Juan Branco pourrait être résumée comme suit : l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, loin d’être le produit de la concurrence libre et non faussée entre candidats à l’élection présidentielle, est l’aboutissement d’un travail souterrain accompli par une caste économico-médiatico-politique parisienne, pour le seul profit d’oligarques déterminés à faire main basse sur l’ensemble des richesses du pays. Branco entreprend ainsi de peindre le tableau de cette caste, de ses réseaux, de ses pratiques, de son immoralité, dans ce qui peut apparaître à la première lecture, si l’on fait abstraction du style grandiloquent et souvent pompeux de l’auteur, comme un réjouissant flingage en règle des élites qui prétendent être légitimes pour nous gouverner. 
Portrait(s) au vitriol des élites parisiennes
Il faut dire que Juan Branco est un insider, qui a côtoyé de près lesdites élites, fréquentant les mêmes écoles, les mêmes déjeuners, les mêmes soirées. Enfant de la haute bourgeoisie parisienne, Juan Branco a ainsi été élève à la très sélect École alsacienne, se retrouvant dans la même promotion, entre autres, que le désormais secrétaire d’État Gabriel Attal (nous y reviendrons). Un insider qui a rompu avec ce milieu qu’il nomme le « petit Paris », premier cercle de l’oligarchie française, obsédé par son auto-reproduction en tant que caste dominante et assoiffé de pouvoir et d’argent. Une position de transfuge, de « traître à sa caste », qui est l’une des premières explications du succès de l’ouvrage de Juan Branco : il connaît ce milieu de l’intérieur, il en a été, ce qui ne manque pas de donner, en théorie du moins, une pertinence et une légitimité toutes particulières à sa critique au vitriol de ces individus sans foi ni loi et de ce milieu où tous les coups sont permis. À grands renforts d’anecdotes plus ou moins croustillantes et de révélations plus ou moins originales, Juan Branco propose ainsi à ses lecteurEs une plongée dans un monde inconnu pour qui n’en est pas issu, qui n’est pas sans faire penser parfois – le talent littéraire en moins –, aux romans de l’auteur étatsunien Bret Easton Ellis, entre autres et notamment American Psycho (sur le milieu des « golden boys » US) et Glamorama (sur le monde de la mode). 
Intrigues, népotisme, corruption, connivences, compromissions, endogamie : les phénomènes décrits par Juan Branco ne sont pas forcément inconnus du « grand public », mais le fait qu’il leur donne une consistance, avec des noms, des situations, des faits, est l’une des autres clés du succès de son ouvrage. Dans la dernière partie de celui-ci, Juan Branco dresse un portrait de son ancien camarade de promotion Gabriel Attal, secrétaire d’État depuis octobre 2018, dont la trajectoire permet, selon l’auteur, de « comprendre comment ces destins se forment aux berceaux, ce qu’ils disent de nos sociétés, et comment tout argument lié à une compétence ou un talent, une innéité qui dès leur plus jeune âge aurait justifié la stellaire propulsion qui par la suite leur sera accordée, ne saurait être invoqué pour en expliquer les fondements. »
C’est donc sur fond de description de la vie et des mœurs peu avouables du « petit Paris » que Juan Branco développe la thèse principale de son livre, exposée en début d’article, concernant l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron. Une thèse dont on trouve une version condensée dans l’ouvrage : « [On découvre donc ] qu’outre le fait que Xavier Niel et Emmanuel Macron étaient amis depuis des années – ce qui ne se disait pas – ; que cette amitié avait été mise au service d’un projet politique et avait mis en branle une machine de propagande huilée, financée par M. Niel et appuyée par M. Lagardère en dehors de toute règle électorale, au moins à partir de 2016, probablement bien avant ; et que cette machine de propagande a joué un rôle de première ampleur dans l’élection présidentielle de 2017, en permettant l’obtention de dizaines de Unes de presse people, de Paris-Match dont nous venons de parler à Gala, Closer et VSD, au profit d’un inconnu propulsé par là-même au cénacle des personnalités éligibles. » L’élection de Macron, sous couvert d’exercice démocratique « classique », a donc été fabriquée de toutes pièces par un cénacle d’oligarques, qui ont installé à la tête de l’État un homme issu de « leur » monde, sélectionné par leurs soins depuis plusieurs années. 
Une thèse que Juan Branco n’est pas le premier à proposer, et dans laquelle on pourrait, à bien des titres et au premier abord, se retrouver. Une thèse que Juan Branco présente néanmoins comme inédite, profondément subversive et, dès lors, selon ses propres termes, « impubliable institutionnellement ». L’auteur joue à fond sur le registre de la « censure », une posture qui a elle aussi contribué au succès de Crépuscule, donnant une odeur de souffre à un ouvrage nécessairement dérangeant, dans lequel on découvrirait ce que les grands médias ne disent pas tant « l’espace public français est traversé de semi-compromissions qui empêchent quiconque d’avoir l’indépendance suffisante pour tout raconter ».
Rien de nouveau sous le soleil ?
On l’aura compris, Crépuscule se présente comme un livre de révélation(s), donnant à voir les petits et gros secrets des élites, écrit par un insider qui a décidé de briser le sceau du secret et de mettre à profit sa connaissance des cercles de l’oligarchie pour exposer la vérité, nue, au peuple. Mais les bonnes intentions proclamées et les succès d’édition ne font pas tout. Et si le phénomène Crépuscule, vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et téléchargé, selon son auteur, « plusieurs centaines de milliers » de fois, nous informe sur le niveau de discrédit des élites dirigeantes et sur la haine tenace qui s’exprime, notamment dans les classes populaires, à l’égard de Macron et des siens, il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Juan Branco est loin d’être exempt – c’est peu de le dire – de toute critique. 
La première d’entre elle, sans doute la plus évidente, est que les « révélations » de Juan Branco sont, dans une très large mesure, du déjà-vu. Joseph Confavreux, dans une longue recension de Crépuscule publiée sur Mediapart le 25 avril (2), explique ainsi, à juste titre et exemples à l’appui, que « Juan Branco s’approprie le travail des autres, ne source pas suffisamment ses "informations" et prétend révéler ce qui est déjà dans le domaine public [, gâchant] ainsi le poste d’observation privilégié dont il bénéficiait et dont il aurait pu tirer davantage d’analyses justes ». Les liens entre Macron et Niel ou le fait que ce dernier vive en concubinage avec Delphine Arnault, fille et héritière du milliardaire Bernard Arnault, sont ainsi loin d’être des scoops. Quant au tableau du petit cénacle des élites parisiennes et des moyens qu’elles mettent en œuvre pour perpétuer leur domination par une reproduction sociale soigneusement organisée et contrôlée, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’apprendra pas grand chose à qui s’est penché sur les travaux des Pinçon-Charlot ou sur ceux, antérieurs, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Entre autres.
On ne peut toutefois se contenter de reprocher à Juan Branco de ne pas inventer la poudre, même si la façon dont il met en scène ces prétendues révélations a de quoi agacer, et l’on pourrait même se réjouir qu’il contribue à diffuser une forme de critique sociale au plus grand nombre. Mais ce serait sans compter sur un autre biais majeur de Crépuscule : celui d’offrir une lecture des processus sociaux qui se fonde quasi-exclusivement sur les volontés et les agissements de quelques individus puissants, reléguant au second plan, voire à l’arrière-plan, les structures et dynamiques socioéconomiques. Il n’est pas anodin de relever que le mot « capitalisme » n’apparaît pas une seule fois, sauf erreur de notre part, dans l’ouvrage… 
Où sont les classes sociales ?
C’est ainsi que dans le monde de Juan Branco, les classes n’existent pas en tant que forces sociales, mais seulement en tant que lieux de socialisation. Une différence qui n’est pas des moindres, et qui permet de comprendre l’existence d’un angle mort majeur dans Crépuscule : au-delà de certains individus (Niel, Arnault, Drahi), quelles sont les forces sociales qui ont mis Macron au pouvoir ? À la lecture du livre, on en oublierait en effet presque que Macron a été élu lors d’un scrutin au suffrage universel. Mal élu certes, au terme d’une campagne biaisée sans aucun doute, mais élu tout de même. Et lorsque Branco pose la question « Aurait-on identiquement voté, si l’on avait su que ce jeune admirable, touché par la grâce et sorti de nulle part par la seule force de son talent, était en fait propulsé par l’un des hommes les plus puissants et les plus influents de France [Xavier Niel], dont on se doute qu’il n’agissait pas sans intérêts, avant même qu’il ne fut aux Français présenté ? », il semble oublier que nombre des électeurEs de Macron ont voté en connaissance de cause, parce qu’il représentait leurs intérêts de classe, et qu’ils referaient la même chose si un nouveau scrutin avait lieu demain. 
À trop se focaliser sur les intrigues des oligarques, Juan Branco ignore superbement le fait que l’enthousiasme dont a bénéficié Macron dans des secteurs entiers de la bourgeoisie n’est pas le simple produit des manœuvres de Niel et consorts. C’est ainsi que le récit téléologique de l’élection de Macron qui nous est donné à lire dans Crépuscule ne s’encombre pas, et pour cause, de menus détails tels que la crise des partis d’alternance (PS et LR), les mésaventures de certains des autres favoris de la bourgeoisie (Juppé, battu à la primaire, Fillon, affaibli par ses ennuis judiciaires et, dans une certaine mesure, Valls, éjecté lui aussi avant le premier tour) ou les mutations, génératrices de tensions et de rivalités – pas seulement entre individus –, de la structure du capital français. Pour Juan Branco, les individus – puissants – sont tout, et les structures sociales ne sont – quasiment – rien : l’élection de Macron, homme sans mandat et sans parti, n’est donc à aucun moment appréhendée comme pouvant être l’expression d’une crise profonde du mode de domination et de gouvernance politiques de la bourgeoisie, d’une crise d’hégémonie, mais seulement comme un « coup » réalisé par quelques oligarques rusés et malfaisants dont on ne comprend pas, dès lors, pourquoi ils n’y ont pas pensé plus tôt.
La morale contre la politique
Ce qui nous amène à la troisième critique, majeure, à adresser à Crépuscule. À force de considérer le cercle des oligarques ayant poussé la candidature de Macron comme un groupe hors-sol, et non comme les représentants de forces identifiables et mues par des logiques économiques, sociales et politiques rationnellement explicables, Juan Branco verse immanquablement dans une psychologisation de ces élites et dans un discours davantage moral que politique – au sens d’une analyse des modalités de conquête, d’exercice et de distribution du pouvoir. Et c’est ici que l’on pense de nouveau à Bret Easton Ellis, mais aussi à James Ellroy, chez qui l’on trouve, chacun avec son style et ses obsessions, des peintures d’une décadence de la société étatsunienne, où se mêlent argent, pouvoir, drogue, sexe et violence, soit la description d’une dégénérescence morale et d’un effondrement civilisationnel absolu, venue d’auteurs aux qualités littéraires incontestables –  le mot est faible – mais qui n’ont jamais dissimulé une vision du monde à droite, très à droite.
Chez Juan Branco, les élites omnipotentes sont aussi dégénérescentes. Le champ lexical de Crépuscule est à ce titre révélateur : « Les fortunes sont plus souvent le fruit de putréfactions cadavériques que d’actes qualifiant aux béatifications » ; « Les réseaux les plus putrides de la France la plus rance sont en lien avec ces puissants qui se gargarisent d’une élégante morale et de valeurs bienséantes. » ; « La fabrique de l’information en France s’est effondrée, acceptant avec toujours plus de naturel l’aberrant, faisant s’amollir jusqu’à laisser s’effondrer la société, emprise dans la mélasse d’un sentiment de pourri généralisé. » ; « Les mécanismes de reproduction des élites et de l’entre-soi parisien, aristocratisation d’une bourgeoisie sans mérites, ont fondu notre pays jusqu’à en faire un repère à mièvres et arrogants, médiocres et malfaisants. » ; etc. Comme n’ont pas manqué de le relever certains (3), ce lexique fait davantage écho à la prose de l’extrême droite des années 1930, prompte à dénoncer la « corruption » (dans tous les sens du terme) des élites sans jamais remettre en cause les fondements de la domination dans le système capitaliste, qu’à celles des auteurs et mouvements progressistes.
« Puissance obscure »
Et c’est fort logiquement que celui qui dénonce en outre « les mœurs irrégulières des plus riches de notre pays » et qui, dans la version papier de Crépuscule, publiée en mars 2019 au Diable-Vauvert, évoque « cette République qui a aspiré le monde, et qui sombre maintenant entre des mains prostituées » (sic)ne peut s’empêcher, à défaut de caractériser socialement et politiquement les processus qu’il décrit, de verser dans une rhétorique qui flirte allègrement avec le complotisme – tout en s’en défendant, bien évidemment. Lisons plutôt : « Quelle puissance si obscure permet-elle à ce point de les faire taire [les journalistes], et de transformer une opération de vile propagande en miracle éthéré ? » « Quelles forces étranges sont-elles ainsi capables de censurer les centaines de journalistes politiques qui, à Paris, ont pour seul rôle de révéler les mécanismes d’ascension et de chute et de nos dirigeants ? »4 ; « Tous les vecteurs qui, en une société saine, servent à contrôler les intrigants et à s’assurer que nos mécanismes de contrôle fonctionnent, avaient été infiltrés et subvertis jusqu’à éclater. » ; etc. 
Nous savons que l’accusation de complotisme n’est pas à manier à la légère, tant elle est devenue une arme de délégitimation massive pour faire taire toute critique des logiques souterraines à l’œuvre derrière le spectacle de la politique, et toute dénonciation des activités des lobbys, des conflits d’intérêts ou des mécanismes de censure et/ou d’autocensure. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’être intransigeant vis-à-vis de toute rhétorique qui entretient, volontairement ou non, l’idée selon laquelle les processus historiques seraient le produit de décisions prises, dans le secret des alcôves ou du « petit Paris », par un cercle d’« intrigants » en pleine dégénérescence morale, et non par des forces sociales défendant des intérêts collectifs, qu’ils soient matériels ou symboliques. Une telle vision du monde, aussi « radicale » soit-elle, entretient en effet toutes les paranoïas et apporte du crédit, quand bien même elle ne se confondrait pas avec eux, aux discours conspirationnistes dont les dégâts ne sont plus à démontrer. 
Et l’on ne pourra à ce titre manquer de remarquer que Juan Branco, dans une vidéo hallucinée datée du 28 avril 2019 (5), au cours de laquelle il se prend à imaginer « le monde d’après » la destitution de Macron, envisage de remplacer le Conseil constitutionnel par « quelque chose d’assez simple avec des citoyens tirés au sort, et on pourrait proposer à quelqu’un comme Étienne Chouard de prendre la présidence de cette institution, mais sans droit de vote ». Un Étienne Chouard qui, depuis le référendum constitutionnel de 2005, a navigué dans des eaux bien troubles (6), et qui venait tout juste d’appeler à voter, aux élections européennes, pour l’UPR du conspirationniste François Asselineau. (7) Ce qui ne semble pas déranger outre mesure l’auteur de Crépuscule, que l’on sait pourtant fort pointilleux sur les affinités électives des uns et des autres…
Chassez le naturel, il revient au galop
Au total, et quoi qu’en dise Juan Branco, qui affirme s’être fixé comme mission d’« aider chacun d’entre nous à mieux comprendre comment fonctionne le système »Crépuscule ne propose pas tant une critique radicale du « système » qu’un tir de barrage contre des élites décadentes menant le pays à sa perte. Le succès de l’ouvrage recèle donc bien des paradoxes, puisqu’il correspond « en même temps » à un niveau de discrédit rarement atteint par les responsables politiques au pouvoir, générateur de révolte, mais aussi à un air du temps « populiste », qui préconise davantage de se débarrasser de « mauvais » dirigeants, opposés au « bon » peuple, que de s’en prendre aux logiques profondes qui gouvernent un système reposant sur l’exploitation et les oppressions. Illustration frappante de cette confusion entre les individus et le système, cette formule, tirée de Crépuscule, que Juan Branco répète à longueur d’interviews et d’interventions : « Ils ne sont pas corrompus, ils sont la corruption. » Exemple chimiquement pur, s’il en est, de la réduction de processus politiques et sociaux complexes à l’action d’individus malfaisants… 
« Toutes les critiques des classes dominantes et toutes les dénonciations de la captation du pouvoir par quelques-uns ne sont pas forcément émancipatrices. » (8) Juan Branco en est bien conscient, lui qui, dans la vidéo déjà évoquée, offre ses services de « procureur » aux Gilets jaunes dans le cadre d’institutions de transition, et ainsi « d’être un de ceux qui permettraient de mettre ces personnes-là en prison ». Chassez le naturel, il revient au galop : le « transfuge » Branco, qui ne manque jamais de rappeler qu’il a fréquenté les mêmes écoles et les mêmes salons que les élites décadentes, notamment Gabriel Attal, sorte de double maléfique dont la corruption révèle(rait), en négatif, la pureté et le désintérêt de l’auteur de Crépuscule, ne serait-il pas le mieux placé pour organiser leur remplacement, voire pour les remplacer ? 
Ou, dans les termes de Joseph Confavreux : « Si la trajectoire peut être jugée plus sympathique que celle d’un jeune ministre témoignant de l’absence d’armature et d’engagement politiques des cadres entourant Macron, Branco, formé à la même école qu’Attal, continue en réalité à raisonner comme lui. Individualiste forcené et prenant de haut autant les structures socio-économiques qui déterminent les inégalités que les forces collectives qui pourraient affronter les puissants, il pense, à chaque instant, être le meilleur, y compris dans la catégorie "radicalité". » (9) Une posture qui témoigne non seulement de l’égo démesuré de Juan Branco, mais qui exprime en outre, en dépit de la rhétorique démocratique et « anti-oligarchique » de l’auteur de Crépuscule, une vision fondamentalement aristocratique de l’exercice du pouvoir, bien loin des idéaux d’émancipation dont il lui plait de se revendiquer.  
__________
(1) Nous avons choisi de travailler sur la version initiale de l’ouvrage, disponible en téléchargement sur internet, qui est, d’après Juan Branco lui-même, le texte qui a été la plus diffusée. Les modifications apportées dans la version papier, puis dans la version poche, ne changent pas significativement les grandes lignes de l’ouvrage et la thèse de Branco. 
(2) Joseph Confavreux, « Crépuscule : Juan Branco découvre la lune », Mediapart, 25 avril 2019.
(3) Voir par exemple Joseph Confavreux, op.cit., Geoffroy de Lagasnerie, « Crépuscule, pamphlet fascisant », 14 avril 2019, sur https://blogs.mediapart.fr/geoffroy-de-lagasnerie/blog/140419/crepuscule-pamphlet-fascisant, ou encore « Le best-seller de Juan Branco, un opuscule problématique », 27 mai 2019, sur https://rebellyon.info/Le-best-seller-de-Juan-Branco-un-opuscule-20685
(4) On notera, au passage, la pauvreté de la « critique des médias » de Juan Branco, qui cède à la facilité de résumer le fonctionnement des médias à la liste de leurs propriétaires. Ou comment jeter aux oubliettes des pans entiers de la sociologie des médias, entre autres et notamment sur les conditions concrètes de production de l’information ou sur la réception, mais aussi le travail, depuis plus de 20 ans, d’Acrimed.
(6) Voir par exemple la rubrique consacrée à Étienne Chouard sur le site la Horde : https://lahorde.samizdat.net/tag/etienne-chouard/
(7) Qui voit la main des États-Unis absolument partout, y compris dans le découpage des régions françaises, calqué selon lui sur les États américains… 
(8) « Le best-seller de Juan Branco, un opuscule problématique », op. cit. 
(9) Joseph Confavreux, op. cit. 

mardi 7 mai 2019

La liberté de manifester n'est déjà plus un droit à défendre, mais à reconquérir


La manifestation parisienne du 1er mai a été l’occasion, pour le pouvoir, de franchir un nouveau cap répressif. Une ville en état de siège, près de 18 000 contrôles préventifs, et des techniques de « maintien de l’ordre » qui apparaissent de plus en plus comme étant destinées à dissuader quiconque de revenir défiler dans la rue. À Paris et ailleurs, beaucoup se posent la question : pourra-t-on encore, demain, manifester en France ? (1)

Si la question peut paraître provocatrice ou excessive, elle est bel et bien dans l’air du temps, et l’on ne peut guère douter de la sincérité de celles et ceux qui (se) la posent, et des craintes bien réelles que ressentent un nombre croissant de gens qui n’osent plus descendre dans la rue alors que, dans un autre contexte, ils et elles viendraient grossir les rangs des manifestations du samedi… et des autres défilés revendicatifs. Contrôles préventifs, violences policières, utilisation d'armes mutilantes, condamnations judiciaires, législation anti-manifestation : force est de constater que ces éléments ne font pas que s’additionner, mais forment, ensemble, un système cohérent, dont la finalité, malgré l’affichage sécuritaire, n’est autre que de décourager le plus grand nombre de participer à des manifestations. 

Quelque chose a changé
La répression des manifestations n’est pas nouvelle. Mais les transformations qui se sont opérées ces dernières années, notamment depuis l’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015, sont spectaculaires. À Paris, et dans bien d’autres villes, il semble ainsi bien loin, pour ne pas dire révolu, le temps des « manifestations familiales » du 1er mai, où l’on pouvait défiler sans risquer de se faire gazer ou charger à chaque instant, et où les stands des organisations politiques étaient des endroits où l’on pouvait se retrouver, se restaurer et discuter, et non des lieux de refuge (précaire) face aux agissements violents des policiers et gendarmes. 
Quelque chose a changé. L’autoritarisme est en marche, n’en déplaise à ceux qui nous répètent chaque semaine sur les plateaux des chaînes d’information que « la France est une démocratie » et qu’ « il ne faut pas tout mélanger ». On a parfois peur, ou honte, de (se) le dire, notamment lorsque l’on est militantE, mais il n’y a aucune raison de ne pas l’affirmer : la répression des manifestations a atteint un niveau sans précédent depuis le début des années 1960. Pour le formuler autrement : la quasi-totalité d’entre nous n’a jamais connu ça, et ça fait peur. Et lorsque l’on regarde le chemin parcouru au cours des 5 dernières années, on ose à peine imaginer ce que pourrait être la situation dans 5 ans si le rouleau compresseur n’est pas stoppé… 

« J’ai cru qu’ils voulaient nous tuer »
« Nous ne pouvons pas bouger et nous nous prenons de plein fouet la pression de la foule tentant d’échapper aux coups de matraque. Soudain je sens et j’entends ma cage thoracique craquer. Je hurle. Je pense que je vais mourir là, écrasée par la foule, à cause de cette stratégie policière criminelle » ; « On voulait juste éviter de se faire gazer, de se prendre un projectile. C’était complètement fou : tout le monde voulait échapper à ce que faisaient les forces de l’ordre ! » ; « Je n’ai jamais eu aussi peur dans une manifestation » ; « J’ai déjà vécu des moments difficiles en manif. Mais jamais à ce point-là. J’ai cru qu’ils voulaient nous tuer » : les témoignages recueillis par Bastamag (2) après la manifestation du 1er mai à Paris sont éloquents. Des milliers de personnes ont été prises dans une nasse géante, que les forces de répression ont, petit à petit, resserrée, gazant et matraquant à tout va, semant la panique et contraignant les gens à trouver refuge dans des commerces, des halls d’immeuble ou… la cour de la Pitié-Salpêtrière.
Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, les récits et les vidéos affluent, depuis Paris, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Marseille, Rouen… qui confirment que nous sommes confrontés à une politique nationale, coordonnée, assumée par le pouvoir. Une politique violente, à l’image de la brutalité des contre-réformes d’un gouvernement pour qui l’anéantissement des droits démocratiques est le corollaire logique et même, dans une certaine mesure, la condition de possibilité, de la destruction des droits sociaux. 

Crier au loup avant d’être dévorés
« Lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon. » Ainsi s’exprimait Georges Orwell, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, pour avertir que l’histoire ne se répète jamais à l’identique et que le fascisme, à l’instar de bien d’autres courants politiques, pouvait tirer les leçons du passé et muter, au moins en apparence, pour se démarquer formellement d’un héritage peu glorieux tout en conservant l’essentiel de ses caractéristiques. Il en va de même de l’autoritarisme, qui n’a pas besoin, pour se développer, d’instaurer le régime du parti unique, de mettre en place une police politique ou de jeter en prison l’ensemble de ses opposants.
Le pouvoir macronien ne peut évidemment pas être qualifié de fasciste, ce qui reviendrait à considérablement relativiser les singularités du fascisme, entre autres et notamment son obsession de la « régénération nationale » et de l’élimination des « dégénérés ». Mais l’affirmation selon laquelle, en France – comme dans bien d’autres « démocraties occidentales » –, l’autoritarisme est bel et bien en marche, est aujourd'hui difficilement contestable, à moins de vouloir s’accrocher à la métaphore-oxymore des « dérapages systématiques » ou d’oublier que la frontière entre quantité et qualité n’est pas étanche… « L'autoritarisme se traduit notamment par la primauté de l'exécutif et la restriction des libertés politiques », nous apprend le dictionnaire Larousse : une définition certes incomplète et peu dynamique, mais qui décrit une réalité dont les ressemblances avec le macronisme ne sont pas purement fortuites… 

Mensonges d’État
La multiplication des mensonges d’État, au cours des dernières semaines, est symptomatique de cette tendance. Là encore, dira-t-on, rien de bien nouveau. Mais on ne peut manquer de relever que, du cas de Geneviève Legay à la récente affaire de la Pitié-Salpêtrière, la récurrence de la dyade négation des violences policières-inversion de la culpabilité n'est pas accidentelle. Confronté aux évidences, le pouvoir nie, le pouvoir ment, en conscience et effrontément, symptôme de sa crainte de laisser apparaître la moindre faille et, surtout, succession de réitérations quasi-pavloviennes de sa solidarité inconditionnelle avec un appareil répressif duquel il est de plus en plus dépendant. Et l'on ne s'attardera pas ici sur cet autre indice qu'est le recours de plus en plus fréquent à une rhétorique toute orwellienne, par laquelle la guerre devient la paix, l'esclavage la liberté, l'ignorance la force et la répression la protection. (3)
Le développement de cet autoritarisme du 21e siècle n’est pas un accident de parcours. Répression policière, attaques contre la liberté de la presse et offensive contre les droits démocratiques font système, et sont un élément structurant du macronisme. Comme le soulignait Romaric Godin (4), la conviction de Macron et de ses proches de détenir la « vérité » en matière économique, à savoir la nécessité de « briser les compromis du passé et de soumettre le pays, pour son "bien", à l’ordre économique », couplée à la faiblesse de leur base sociale, légitime en effet à leurs yeux un contournement, voire une destruction des cadres démocratiques : « Puisque le président de la République connaît la vérité, sait quelle est la bonne voie pour la France, il a le devoir, pour le bien de la France, de mener le pays dans cette voie, contre le désir du pays lui-même. Il lui faut faire le bonheur de "son" peuple malgré lui. » 

Ni fatalisme ni relativisme
Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de France. La bonne nouvelle, c’est que des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes l’ont compris, qui refusent de tolérer l’intolérable, de plier face à la répression, de céder face à la stratégie de terreur du pouvoir. En retournant chaque semaine dans la rue et/ou en continuant de dénoncer les violences policières et la politique ultra-répressive du gouvernement, ils et elles font passer un message indispensable : « Nous continuerons de revendiquer, vous ne nous ferez pas taire ».
Mais le danger est bien là : celui de l’incorporation individuelle et collective de ces franchissements de cap et, partant, de la normalisation de l’intolérable. Ces processus sont malheureusement connus, par lesquels ce qui, hier encore, nous semblait inimaginable, devient petit à petit une norme, qui certes nous révolte, mais une norme tout de même. Sans tomber dans le fatalisme, il convient donc de combattre toute forme de relativisme : l’intolérable est là, et il y a urgence à ce que syndicats, associations, partis, collectifs, groupes de Gilets jaunes, et bien d'autres encore, s’unissent pour enrayer cette machine infernale. Pour la liberté de manifester, qui n’est déjà plus, aujourd’hui, un droit à défendre, mais à reconquérir. Avant qu'il ne soit vraiment trop tard.    

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(1) Une version courte de cet article est publiée dans l'Anticapitaliste, l'hebdomadaire du NPA (n°475). 
(2) Thomas Clerget, « "Tout le monde voulait échapper aux forces de l’ordre" : comment la machine policière a brisé la manif du 1er mai », 7 mai 2019, en ligne sur https://www.bastamag.net/Tout-le-monde-voulait-echapper-aux-forces-de-l-ordre-comment-la-machine
(3) Exemple parmi bien d’autres, ce post Facebook de Christophe Castaner le 4 février dernier, veille du vote en première lecture, à l’Assemblée, de la loi dite « anticasseurs » : « Comme citoyen et comme militant, comme élu, j’ai moi-même participé à bien des manifestations. Et demain, si le besoin s’en fait sentir, je compte bien recommencer. C’est parce que je connais la réalité des manifestations que je défends cette proposition de loi en confiance et en sérénité. » Sic. 
(4) Romaric Godin, « Les origines économiques de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron », 4 février 2019, en ligne (payant) sur https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/les-origines-economiques-de-l-autoritarisme-d-emmanuel-macron?onglet=full 

jeudi 28 février 2019

Antisionisme : le jeu dangereux d’Emmanuel Macron

« L’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme » : c’est ce qu’a déclaré Emmanuel Macron lors du récent dîner du CRIF, reconduisant un amalgame qu’il avait déjà effectué en juillet 2017 lors des commémorations de la rafle du Vél d’hiv. Un amalgame stupide et dangereux, qui pourrait conduire, même si Macron se défend de vouloir le faire, à une pénalisation de l’antisionisme. Article publié sur le site du NPA.
Les récentes déclarations de Macron concernant l’antisionisme s’inscrivent dans une plus vaste campagne d’instrumentalisation d’actes antisémites, dirigée en premier lieu contre le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi contre les militantEs de la solidarité avec la Palestine et, plus globalement, contre la gauche radicale. 
Il aura ainsi suffi qu’un sinistre individu traite Alain Finkielkraut de « sale sioniste de merde » au cours d’une diatribe incontestablement antisémite pour que la désagréable musique amalgamant antisionisme et antisémitisme se fasse de nouveau entendre, du côté des soutiens inconditionnels d’Israël, mais aussi de celui de la majorité LREM et de quelques autres responsables politiques qui ne brillent guère par leur CV d’antiracistes.
Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes, la semaine dernière (1), le cynisme et la dangerosité de l’instrumentalisation d’actes antisémites bien réels pour jeter l’opprobre sur un mouvement social dans son ensemble. La volonté de faire un lien direct entre anti­sionisme et antisémitisme procède de la même malhonnêteté intellectuelle, et recèle les mêmes dangers : désigner de faux coupables et affaiblir la lutte authentique contre l’antisémitisme. 
« Israël est une véritable ethnocratie »
La critique du sionisme est la critique d’une idéologie et d’une politique fondées sur une vision ethno-raciale des rapports sociaux qui a conduit l’État d’Israël à institutionnaliser les discriminations et l’oppression subies par les PalestinienEs au moyen de lois accordant des droits spécifiques (et supérieurs) aux Juifs. Ainsi, critiquer le sionisme et les structures discriminatoires de l’État d’Israël, ce n’est pas faire preuve de racisme mais, bien au contraire, refuser la légitimation de mécanismes institutionnels de hiérarchisation raciale.
Comme l’a récemment écrit l’historien Schlomo Sand, « tout un chacun qui se définit comme sioniste s’obstine à voir en Israël, au moins dans ses frontières de 1967, l’État des juifs du monde entier, et non pas une République pour tous les israéliens, dont un quart ne sont pas considérés comme juifs, parmi lesquels 21 % sont arabes. Si une démocratie est fondamentalement un État aspirant au bien-être de tous ses citoyens, de tous ses contribuables, de tous les enfants qui y naissent, Israël, par-delà le pluralisme politique existant, est, en réalité, une véritable ethnocratie, à l’instar de ce qu’étaient la Pologne, la Hongrie, et d’autres États d’Europe de l’Est, avant la Seconde Guerre mondiale. »
L’antisionisme n’a rien à voir avec la haine des Juifs
L’antisionisme n’a donc rien à voir avec la haine des Juifs, quand bien même certains courants et individus antisémites prennent prétexte du sort de peuple palestinien pour alimenter leur rhétorique nauséabonde. Mais leur pseudo « anti­sionisme » n’a en réalité rien à voir avec une critique politique du caractère structurellement discriminatoire de l’État d’Israël. Pour Soral, Dieudonné et consorts, l’« anti­sionisme » est une opposition à un sionisme imaginaire, qui serait une entité transnationale gouvernant le monde, avec une politique bancaire, une politique économique, une politique sociale, etc. En somme, une rhétorique complotiste et antisémite qui se sert de la question palestinienne pour déverser un discours de haine et de division, venue d’individus et de courants qui se contrefichent de la situation concrète des PalestinienEs.
En assimilant, d’une part, opposition au sionisme et, d’autre part, antisémitisme, Macron favorise en réalité, comme Valls l’avait fait avant lui (« Derrière l’antisionisme se cache l’antisémitisme »), l’amalgame qu’il prétend combattre. Il se place en effet sur le même terrain que la vermine antisémite : celui de la confusion volontaire entre « juif », « sioniste » et « israélien ». Un jeu de miroirs malsain, au moyen duquel se répondent, en se nourrissant, des courants antisémites et certains des partisans les plus acharnés d’Israël… Un jeu particulièrement dangereux, auquel nous nous opposerons de toutes nos forces, au côté des authentiques antiracistes, qui ont bien compris que les instrumentalisations en cours ne peuvent qu’affaiblir l’ensemble des combats contre les discriminations et contre tous les racismes, y compris l’antisémitisme. 

dimanche 24 février 2019

Combattre l’antisémitisme, sans complaisance et sans arrière-pensées

La lutte contre l’antisémitisme est une question sérieuse, trop sérieuse pour être laissée aux pompiers pyromanes et aux professionnels de l’instrumentalisation. Telle est la double leçon que l’on peut déjà tirer de la séquence en cours, qui voit se mêler une succession d’intolérables actes antisémites, des indignations nécessaires et légitimes, mais aussi des manœuvres grossières, dont le cynisme n’a d’égal que la dangerosité, qui desservent profondément le combat antiraciste. Article publié sur le site du NPA.
Le 11 février, le ministère de l’Intérieur publiait une statistique inquiétante, indiquant que les actes antisémites étaient en nette progression pour l’année 2018, comparativement à l’année 2017 (+74%). Un chiffre qui a, à juste titre, frappé les esprits (1), de même que plusieurs autres événements concomitants de la publication de ces données : inscription « Juden » sur la vitrine d’un magasin Bagelstein à Paris, saccage des arbres plantés en souvenir d'Ilan Halimi, croix gammées sur des portraits de Simone Veil. À ceux qui en doutaient, cette actualité est venue rappeler que l’antisémitisme n’est pas un démon du passé, mais un mal de notre temps, et qu’il est hors de question de baisser la garde face au poison raciste. 
De l’indignation légitime aux manœuvres politiciennes
La légitime indignation a toutefois été rapidement accompagnée de manœuvres pour le moins grossières, qui confirment que nombre de soldats de la Macronie ne reculent devant aucune dégueulasserie pour stigmatiser leurs opposantEs. Quelques heures après la découverte du tag du Bagelstein, Benjamin Griveaux tweetait ainsi : « En 24h donc : incendie contre le domicile de Richard Ferrand, attaque contre l’assemblée nationale et actes antisémites. » Comprendre : la faute aux Gilets jaunes. Et d’autres de lui emboîter le pas, alors que le tag avait été réalisé la veille de la manifestation, que le restaurant n’était pas sur le trajet de cette dernière, et que son gérant lui-même se refusait à pointer les Gilets jaunes. 
Mais la machine était lancée, et les propos tenus par des manifestantEs une semaine plus tard à l’encontre d’Alain Finkielkraut ont donné un coup d’accélérateur à la sinistre opération d’instrumentalisation. Disons-le tout net : contrairement à d’autres, nous n’avons aucun doute sur le fait que Finkielkraut a bel et bien été l’objet d’une agression antisémite. « Barre-toi, sale sioniste de merde ! »« Rentre chez toi en Israël ! »« La France elle est à nous ! », « Nous sommes le peuple français » : mises bout à bout, ces paroles ne laissent aucune place à la relativisation ou à l’euphémisation, et indiquent que l’emploi du terme « sioniste » n’est ici qu’un substitut au mot « juif », et non une caractérisation politique. Preuve supplémentaire que, même si elles ne sont pas représentatives du mouvement des Gilets jaunes, les idées haineuses des extrêmes droites sont bien présentes dans ce dernier, et doivent être dénoncées et combattues sans aucune complaisance. Rien ne saurait en effet justifier une quelconque indulgence, et surtout pas l’argument – non dénué de condescendance – selon lequel il ne faudrait pas se « couper » des classes populaires et de leurs préjugés – réels ou supposés.
Pour un combat authentiquement antiraciste
Un tel combat ne saurait se confondre avec les lamentables généralisations abusives et indignes tentatives d’amalgames qui ont suivi « l’affaire Finkielkraut », contre le mouvement des Gilets jaunes, contre « l’extrême gauche », contre les « islamo-gauchistes », contre les militantEs de la solidarité avec la Palestine, etc (2). Des cibles désignées par le pouvoir et ses soutiens, par la cohorte des intellectuels réactionnaires, mais aussi par la droite dite « républicaine » et l’extrême droite, cette dernière étant au passage – sinistre signe des temps – épargnée par les critiques et même conviée par Olivier Faure, sans invitation officielle au RN, à se joindre au rassemblement organisé à Paris le 19 février. 
Au-delà de ces lamentables amalgames, on a le droit d’être dubitatif quand on voit aujourd’hui certains délivrer des brevets d’antiracisme, alors même qu’ils pratiquent des politiques inhumaines à l’égard des migrantEs et que toutes leurs politiques antisociales nourrissent le fumier sur lequel prospèrent tous les racismes. Et l’on n’oublie pas ceux qui ont multiplié les propos contre les musulmanEs ou les Rroms, et ont mis en œuvre des mesures racistes, au travers notamment des actions de prétendu « maintien de l’ordre » dans les quartiers. 
Et c’est justement parce que la lutte contre l’antisémitisme est une chose trop importante pour être laissée aux opérations de récupération que le NPA a décidé de ne pas associer sa voix à celles de ces pompiers pyromanes, aussi hypocrites que dangereux, et de signer l’appel « Contre les actes antisémites, contre leur instrumentalisation, pour le combat contre toutes les formes de racisme », lancé notamment par des militantEs et forces de l’antiracisme politique, dont l’Union juive française pour la paix. La haine raciste n’a rien à faire dans nos luttes, et doit être implacablement combattue. Un combat qui ne pourra être gagné que s’il est mené sans arrière-pensée politicienne, sans mise en concurrence des racismes, sans complaisance à l’égard des extrêmes droites. Un combat authentiquement antiraciste. Tant qu’il le faudra. 
(1) Pour comprendre ce chiffre et ne pas céder au sensationnalisme, ces données brutes nécessitent d’être analysées. Lire notamment Jérôme Latta, « Actes antisémites: un pourcentage est-il une information ? », blog Mediapart, 14 février 2019.(2) Lire à ce sujet : « Antisionisme : le jeu dangereux d’Emmanuel Macron »