dimanche 24 juin 2018

Mickaël Correia : « La pratique du football, qu’il faut différencier du spectacle, est un champ de lutte »

Peut-on être de gauche et aimer le football ? Peut-on aimer le football sans cautionner les dérives du football-business ? Le football peut-il s’abstraire des rapports de forces politiques et sociaux ? Autant de questions qui se posent de manière récurrente, notamment lors de l’organisation de grands événements sportifs comme la Coupe du monde qui se joue à l’heure actuelle en Russie. Pour tenter d’aborder ces questions de manière originale, nous avons rencontré Mickaël Correia, journaliste à CQFD et auteur d’une remarquable Histoire populaire du football (1), qui prend à contrepied une vision « par en haut » de ce sport ultra-populaire, et propose de stimulantes réflexions quant à la place du football dans nos sociétés. Entretien publié sur le site du NPA.  
Ton livre s’appelle « Une histoire populaire du football ». On voit immédiatement la référence à d’autres « histoires populaires », « des États-Unis » chez Howard Zinn, « de l’humanité » chez Chris Harman ou « de la France » chez Gérard Noiriel (qui paraîtra en septembre prochain). Pourquoi as-tu voulu te situer dans cet espace critique en racontant une histoire populaire du football ? 
Je suis convaincu, avec d’autres bien sûr, que l’histoire est un champ de bataille, on le voit bien aujourd’hui avec les figures réactionnaires et caricaturales que sont Lorànt Deutsch et Stéphane Bern, mais aussi que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, ou du moins les dominants. Dans le football c’est pareil : il y a une histoire officielle du football, avec les grands championnats, les grands clubs, les grands joueurs, qui est en réalité l’histoire d’un football professionnel, un football d’élite, une histoire servant un football qui est avant tout un divertissement marchand. Ce que je voulais faire moi, c’est une autre histoire, par en bas, qui démontre que la pratique du football, qu’il faut différencier du spectacle, est un champ de lutte : l’histoire du football comme pratique est une histoire d’accaparement, de dépossession, de réaccaparement et, contrairement au discours dominant, c’est quelque chose de très politique, qui a été un vecteur d’organisation collective, de lutte, d’émancipation, etc. Le football a toujours accompagné les luttes sociales, les grands soubresauts de l’histoire, on l’a encore vu récemment avec les « printemps arabes » de 2011 ou le mouvement de la place Taksim en Turquie en 2013. C’est ce que j’ai voulu raconter, ces pratiques, qui sont aussi des pratiques de lutte, pour que le plus grand nombre les connaisse, se les approprie, et pour que l’on s’en inspire.
Comment analyses-tu le désintérêt, voire le mépris qui peut exister dans une certaine gauche par rapport aux sports populaires, et notamment le football ? 
Il faut à ce sujet mobiliser l’histoire, car souvent on la connaît peu. Ce débat sur la place du football dans la société a été posé, au sein du mouvement ouvrier, dès le début du 20e siècle. Pour parler de la France, à l’époque le football est surtout sous le giron du patronat industriel et de l’Église, et le débat va se poser dans le mouvement ouvrier : le football devient un sport populaire, notamment chez les ouvriers, que faire avec ça ? Il va y avoir des débats acharnés, que l’on retrouve même dans les pages de l’Humanité. Certains affirment que le football est quelque chose qui inculque, par nature, la compétition, qui efface les distinctions de classe, tout le monde se retrouvant sous le même maillot, ce qui en fait un outil de contrôle social : au lieu de se syndiquer, de participer aux luttes, l’ouvrier préfère, sur le rare temps libre qu’il a, jouer au football. D’autres gens, parmi lesquels un journaliste de l’Huma, vont expliquer que les ouvriers aimant de toute évidence le foot, la question est plutôt de savoir comment les retirer des griffes du sport corporatiste de l’usine et de l’Église, et comment donner un autre sens politique au football : ce dernier n’est pas nécessairement un outil de contrôle social ou une façon d’apprendre la division du travail, et peut être une bonne école de la coopération, d’apprentissage de la construction et de l’action collectives, du fait de se sacrifier pour le collectif, etc. 
Avec des résultats concrets ? 
Dès 1908, des clubs « rouges » et une première fédération sportive ouvrière vont naître. C’est au départ quelque chose de modeste, une poignée d’équipes de foot, mais petit à petit on va avoir un véritable mouvement ouvrier sportif, qui va d’ailleurs suivre l’évolution du mouvement ouvrier. Lors du congrès de Tours en 1920, le mouvement ouvrier sportif va scissionner en deux, avec une fédération sportive socialiste et une fédération sportive d’obédience communiste. Ces deux fédérations vont regrouper environ 200 équipes de football, qui vont être un important espace de recrutement militant. Faire venir les ouvriers dans ces clubs est un moyen de les politiser, c’est également une manière de mettre en scène la culture ouvrière : maillots rouges et/ou noirs, clubs de foot dans les noms desquels on retrouve les mots « étoile », « travail », socialiste », etc. Lorsque l’on organise des matchs ou des tournois, on arrache les drapeaux bleu-blanc-rouge et on les remplace par des drapeaux rouges, on chante l’Internationale avant les matchs, des discours politiques précèdent et/ou suivent les matchs, etc. 
Et quand je dis que cette histoire suit l’évolution du mouvement ouvrier, c’est très concret en 1934 avec, dans la dynamique du Front populaire et des appels à l’unité face au fascisme, la création de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), issue de la fusion entre l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (USSGT, socialiste) et la Fédération sportive du travail (FST, communiste). Et certains militants vont aller voir leurs camarades en leur disant que l’unité politique est possible puisqu’elle a pu être réalisée dans le sport, au sein d’une fédération qui compte alors plus de 100 000 adhérents.
Et les critiques disparaissent ?
Non, elles existent toujours, et vont connaître un nouveau développement dans les années qui suivent Mai 68, avec notamment des sociologues freudo-marxistes, dont l’un des plus connus est Jean-Marie Brohm, qui vont développer une critique radicale du sport. Ils expliquent que le sport est un nouvel opium du peuple, et que l’idéologie sportive est une idéologie capitaliste et fascisante. C’est une théorie salutaire, très séduisante, qui va irriguer jusqu’à aujourd’hui tous les mouvements de gauche, notamment à propos du caractère aliénant du sport. Et c’est quelque chose que l’on retrouve à une grande échelle, je pense par exemple à la figure du « beauf » de Cabu, du supporter de foot raciste, etc. Cela se développe d’autant plus que la France n’est pas un grand pays de football comme l’Italie, l’Angleterre ou l’Espagne, et qu’on a par ailleurs très peu de figures publiques, d’intellectuels, qui vont affirmer leur amour du foot. À part Camus, Pasolini, Semprun, pas grand monde. 
Penses-tu pour autant que tout soit à jeter dans cette critique ? La dimension aliénante du sport est indéniable, avec l’esprit de compétition, le chauvinisme, etc.
Cette théorie critique est intéressante mais je trouve qu’elle jette le bébé avec l’eau du bain. C’est une confusion entre d’une part le sport-spectacle, le foot-business et, d’autre part, le foot comme une pratique. Car le football reste avant tout une pratique « pauvre » : tu as juste besoin d’un ballon, les règles sont assez simples, etc. Je trouve en outre que d’un point de vue militant, le rejet en bloc du foot est une aberration stratégique et politique : aujourd’hui, l’élément culturel le plus structurant dans les classes populaires et chez les jeunes des quartiers populaires, c’est le football ! Et c’est fou que la gauche ne s’y intéresse pas… Cela a été un des moteurs pour l’écriture de mon livre : le football est un terrain de rencontre, de dialogue, un moyen d’aller discuter avec notamment des jeunes dans les quartiers populaires, un point d’accroche génial. Je considère qu’un coche a été manqué par la gauche dans et depuis les années 1970, qui est à mettre en relation avec l’évolution sociologique de la gauche et même de l’extrême gauche, moins ancrées dans les milieux populaires, davantage issues des classes moyennes.
Mais penses-tu vraiment qu’à l’heure du football-business, des milliards investis dans le football, les processus que tu as décrits concernant la première moitié du 20e siècle pourraient être reproduits ? Même dans les petits clubs amateurs, le football-spectacle a des répercussions sur les aspirations des jeunes qui viennent y jouer, avec cette idée que si tu veux vraiment t’accomplir, il faut aller dans un « grand » club. Comment imaginer des clubs qui proposent un « autre football » dans de telles conditions ? 
En réalité l’autre football existe déjà, et a toujours existé. Il y a pour commencer tout le football en dehors de l’institution, en dehors de la fédération, que l’on connaît peu mais qui est un phénomène massif. On a un regard très européen sur la question, mais si tu regardes le foot dans le monde, c’est quelque chose qui est très largement en dehors de l’institution : au Brésil par exemple, l’endroit où le foot est roi, le foot est avant tout un sport de rue ; il y a plus de 200 millions de Brésiliens, et à peine 2 millions de licenciés dans les clubs, ce qui indique que le football au Brésil, c’est d’abord et avant tout celui qui se pratique de façon sauvage, dans les rues, c’est l’âme même du football brésilien. Le plus grand championnat amateur au monde se déroule là-bas, c’est une compétition ultra-populaire, et même des types comme Neymar viennent d’un foot amateur très particulier qui vient de Sao Paulo. Tu as aussi l’exemple du Sénégal, sur lequel je travaille, avec les « navétanes », un championnat inter-quartiers qui est organisé à l’échelle nationale pendant la saison des pluies, avec plus de 3 500 clubs qui ont 500 000 joueurs affiliés, soit 10 fois plus que la Fédération sénégalaise de football, laquelle essaie, avec son plus gros partenaire Orange, de mettre la main sur ce championnat sans y parvenir car ceux qui l’organisent refusent les logiques commerciales. 
En France aussi, à une moindre échelle, tu as des phénomènes de ce genre : le nombre de licenciés à la Fédération stagne, car il y a un football qui se joue dans la rue, un vrai football populaire. Il faut comprendre que dans des familles pauvres, où il y a pas mal d’enfants, payer des licences à tout le monde ce n’est pas évident, mais c’est aussi que pour certains jeunes, avoir des horaires stricts d’entraînement ça emmerde, etc. Aujourd’hui, le nombre de gamins qui jouent au foot toute la journée, surtout le week-end, en étant complètement hors institution, c’est énorme, tu n’as qu’à regarder la banlieue parisienne… Et dans l’équipe de France aujourd’hui, tu as des joueurs comme Pogba, Dembele, qui ont appris le foot dans la rue, au pied des immeubles.    
Après évidemment, tu vas avoir des modèles issus du star-system qui vont servir de référence, mais après tout le football, c’est une culture de masse, comme le cinéma, la musique, etc., et on sait que même dans les trucs les plus underground du cinéma ou de la musique, on va toujours puiser dans des grands référentiels : le football populaire, alternatif, et le football marchand, ne sont pas deux sphères étanches. Et on voit bien que le football institutionnel va à son tour puiser dans l’imaginaire de la rue, comme les grandes marques d’équipement de sport.
Une dernière question, concernant les supporters et les clubs de supporters. Lorsque l’on regarde les stades, on est obligé de constater que certains clubs de supporters sont de véritables viviers pour l’extrême droite, ce qui est un argument utilisé par les personnes les plus critiques du football. Ce phénomène explique aussi une certaine appréhension, voire un rejet, de la part de gens de gauche, pour lesquels cette implantation de l’extrême droite dans les tribunes serait la démonstration qu’il n’y a pas, bien au contraire, d’essence progressiste du football. S’agit-il d’un phénomène intrinsèquement lié au foot, est-il davantage lié aux conditions politiques, économiques et sociales, ou est-ce que c’est un peu des deux ?  
Un peu des deux en réalité. Dans la culture ultra, mais aussi le mouvement hools, duquel sont issus les hooligans, il y a un attachement au club, et donc à un certain territoire, mais aussi à une certaine identité, la ville, le club, etc. Et c’est certain que ces deux thématiques, territoire et identité, peuvent être facilement tirées à son profit par l’extrême droite, qui peut aisément les manipuler. Et c’est malheureusement ce qui s’est passé. Le mouvement hooligan anglais a été infiltré par les groupes d’extrême droite anglais, néonazis, dès la fin des années 1970, à la faveur de la crise économique et de la politique ultralibérale et répressive de Thatcher. Cela s’est aussi passé en Italie dans le mouvement ultra, avec une infiltration des tribunes par les mouvements fascistes à la fin des années 1990, qui ont fait basculer des tribunes plutôt de gauche, comme à l’AS Roma. 
Pour moi c’est un phénomène très intéressant car les questions d’identité et de territoire sont en quelque sorte des angles morts à gauche, des synonymes de repli, ce que l’on peut comprendre dans une période de délire identitaire et de racisme anti-migrants. Mais l’identité peut aussi être quelque chose de collectif, de très inclusif. Et c’est pareil pour le territoire, qui peut être le support d’un imaginaire politique très intéressant. L’exemple que je donne souvent, un peu pour provoquer, c’est la Zad de Notre-Dame-des-Landes, où il y a vraiment un territoire qui a été défendu, avec un imaginaire politique assez fou, qui a été porteur d’un véritable mouvement social largement soutenu. Alors qu’il s’agissait bien d’une lutte ancrée dans un territoire, mais un territoire ouvert à l’autre, avec l’affirmation d’une identité particulière, mais une identité collective, ancrée dans une histoire sociale, l’histoire des luttes paysannes, etc. Moi je suis supporter du Red Star de Saint-Ouen, et on est attachés à notre tribune, à notre stade, et ce n’est pas anodin, car il est lui-même attaché à une histoire particulière, une histoire sociale, la Résistance, etc. On défend une tribune exempte de répression policière, exempte de comportements racistes, sexistes ou homophobes. On a nous aussi une identité et un territoire à part entière : ce n’est pas un terrain spécialement propice à l’extrême droite, les mouvements de gauche doivent aussi s’approprier cette culture et ces lieux, qui peuvent en outre être des lieux de support mutuel où se développe un imaginaire politique beaucoup plus plaisant que celui de l’extrême droite. 
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(1) Éditions la Découverte, mars 2018, 416 pages, 21 euros.

vendredi 15 juin 2018

B. Ravenel et P. Bouveret : « Trump et Netanyahou évoquent des problèmes qui ne font pas partie de l’accord sur le nucléaire iranien »

Bernard Ravenel (historien, ancien président de l’Association France-Palestine solidarité) et Patrice Bouveret (de l’Observatoire des armements) ont répondu ensemble à nos questions. Entretien publié sur le site du NPA. 
En quoi consiste l’accord dit « sur le nucléaire iranien », et que valent les arguments d’Israël et de Trump selon lesquels l’Iran ne l’aurait pas respecté ?
L’accord dit sur le nucléaire iranien est centré uniquement sur la suspension complète des activités d’enrichissement de l’uranium. Il va d’ailleurs au-delà des obligations du Traité de non-prolifération (TNP) dont l’Iran est resté membre. Cet accord a été permis par une énorme concession de l’Iran pour qui il s’agit d’une confiscation par l’Occident de tout le processus technique d’enrichissement et d’une politique de « deux poids deux mesures » selon laquelle ce qui est légal et consenti aux autres (selon les règles mêmes du TNP) serait refusé à l’Iran. La référence évidente est Israël, superpuissance nucléaire et non signataire du TNP – sans que personne ne s’en émeuve… ni n’exerce de pressions à son encontre.
Or l’accord signé par l’Iran avec les 5 + 1 – c’est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne – est respecté par l’Iran selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), basée à Vienne, qui assure le contrôle sur place de l’application de l’accord ; ce qui balaie d’emblée les « arguments » de Trump et de Netanyahou.
En réalité Trump et Netanyahou évoquent des problèmes qui ne font pas partie de l’accord, notamment celui de la portée des missiles et de l’implication de l’Iran dans les conflits de la région. Ils prétendent que l’Iran ne devrait pas avoir le droit d’avoir ces types de missiles... alors qu’on n’a jamais contesté à aucun pays le droit de construire ou de disposer de missiles...
En réalité, derrière cette diversion, se cache les vrais enjeux pour les États-Unis : enrayer le développement économique de l’Iran, bloquer l’implantation de l’Europe sur le marché iranien et assurer le contrôle du marché énergétique du Moyen-Orient, en particulier par l’alliance avec l’Arabie saoudite.
On parle beaucoup de la « menace iranienne », mais qu’en est-il plus globalement de la prolifération nucléaire dans la région ? 
Parler aujourd’hui de « menace iranienne » sans évoquer la situation géostratégique au Moyen-Orient sur le plan nucléaire est une véritable mystification, où le potentiel et le virtuel iranien se substituent au réel israélien.
En réalité la prolifération nucléaire se poursuit en Israël, qui modernise son arsenal en développant sa capacité de deuxième frappe à partir de sous-marins dotés de missiles de croisière équipés d’armes nucléaires miniaturisées. Ce développement quantitatif et qualitatif de ces armements par les pays déjà nucléaires constitue ce qu’on appelle une prolifération verticale.
Parallèlement, l’Arabie saoudite, considérant que l’Iran se dote de l’arme nucléaire, a décidé de se doter de savoirs et de compétences nucléaires à partir du nucléaire civil... Des négociations sont en effet en cours actuellement, avec les États-Unis, au sujet d’un transfert de technologie dans le cadre de la construction de centrales. Des sociétés russes, françaises, chinoises et sud-coréennes sont également sur les rangs pour les contrats nucléaires saoudiens, en disposant d’un réacteur d’origine probablement américaine. L’Arabie entretient des contacts étroits avec le Pakistan nucléaire, qui est disposé moyennant finances à aider l’Arabie saoudite à se doter d’armes nucléaires.
Il faut préciser à cet égard que l’Iran ne voulait pas forcément devenir une puissance nucléaire, même s’il voulait s’en donner les possibilités et devenir un pays du seuil... Il est en effet resté dans le TNP dont il aurait dû sortir s’il avait voulu, comme la Corée du Nord qui est sortie du TNP en 2003, faire les essais nucléaires indispensables.
Quelle actualité pour la proposition de faire du Moyen-Orient une zone dénucléarisée, une « Nuclear free zone » ? 
Le projet de création d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient a été inscrit pour la première fois à l’ordre du jour de l’AG des Nations unies en 1974, à la demande de… l’Iran, à laquelle s’est jointe par la suite l’Égypte. Depuis, régulièrement, des résolutions sont déposées lors de l’AG de l’ONU sur cette question. Cette proposition a été votée, à la demande pressante de l’Égypte en 1995 à la conférence de révision du TNP, et revotée en 2000. L’AEIA en a rappelé la nécessité tout en rencontrant l’hostilité des États-Unis et d’Israël. Pour leur part, les Européens l’ont promis aux Iraniens mais n’ont rien fait pour tenir leurs engagements. Devant le refus de fait des puissances nucléaires qui ont décidé, de façon délibérée, en violation des engagements pris en signant le TNP, de ne jamais renoncer à ces armes et même de les perfectionner, les États non dotés d’armes nucléaires ont décidé, sous la poussée des ONG, d’entamer un processus de négociation d’un traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Celui-ci a été adopté le 7 juillet 2017 au sein de l’ONU par 122 États. Ils ont ainsi repris la main et ont déstabilisé toute la politique de dissuasion des puissances nucléaires sur les autres pays qui tomberait à l’eau dans la mesure où les armes nucléaires, et la menace de les utiliser, vont devenir illégales au regard du droit international.
Tous les pays du Moyen-Orient – sauf Israël – ont participé à ce processus mais, à ce jour, seule la Palestine a ratifié le traité... Aucun État du Moyen-Orient, sauf la Libye, n’a encore signé, première étape avant la ratification. À la mi-juin, 59 États ont signé le TIAN et 10 l’ont ratifié, alors qu’il en faudrait 50 pour que le traité entre en vigueur. Cela devrait être réalisé au cours de l’année 2019. En fait, tout dépend de la capacité des sociétés civiles à s’emparer du sujet pour aller vers le free-zone qui doit alors s’imposer à Israël.
En réalité, cette proposition se heurtera à beaucoup de résistances. D’abord parce que les armes nucléaires sont désormais considérées comme la garantie suprême de la supériorité militaire, ensuite parce que dans la région du Moyen-Orient se joue la partie stratégique décisive. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il faut appuyer la demande d’interdiction des armes nucléaires, à commencer par le Moyen-Orient et pas seulement pour l’Iran…

Au Moyen-Orient, des rivalités régionales croissantes

Article publié sur le site du NPA.
Les soulèvements de l’année 2011 et le processus de déstabilisation régionale qu’ils ont enclenché, combinés à la perte d’hégémonie étatsunienne consécutive à la déroute politique et militaire en Irak, ont contribué à accroître les rivalités entre puissances régionales, Iran et Arabie saoudite en tête. C’est en effet à une véritable guerre froide que l’on assiste depuis quelques années entre les deux pays, qui pourrait connaître de nouveaux développements avec le regain de tension autour du nucléaire iranien.
« Si l’Iran se dote d’une capacité nucléaire, nous ferons tout notre possible pour faire de même ». La déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, est explicite, et elle n’a pas été faire n’importe quand. C’est en effet le 9 mai, soit le lendemain de l’annonce par Donald Trump du retrait des États-Unis de l’accord international sur le nucléaire iranien, qu’al-Jubeir a jugé bon de tenir ces propos sur CNN. Une nouvelle étape dans l’escalade verbale et militaire entre Iran et Arabie saoudite. 
Guerre froide
Les rivalités entre les deux pays sont anciennes. Après la révolution de 1979, l’Arabie saoudite s’était sentie menacée par le discours du régime iranien, alliant conservatisme religieux et hostilité farouche aux États-Unis, principal allié et soutien de Ryad, et avait appuyé le régime de Saddam Hussein durant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Après un apaisement relatif au cours de la seconde moitié des années 1990, les tensions vont reprendre après la chute de Saddam Hussein en 2003 et l’avènement d’un gouvernement irakien dirigé par des Chiites proches de l’Iran, étendant la sphère d’influence de Téhéran. Les soulèvements arabes de 2011 seront une opportunité pour les deux rivaux de modifier les rapports de forces régionaux, par des interventions dans les conflits qui se développent avec l’épuisement du processus révolutionnaire. 
En Syrie, au Yémen, en Irak, au Liban… les affrontements diplomatiques, politiques et/ou militaires  entre Arabie saoudite et Iran se sont ainsi multipliés, même si leurs troupes ne s’affrontent pas directement et s’il n’y a pas officiellement de guerre en les deux pays. C’est ce qui autorise à parler de « guerre froide » entre les deux puissances régionales, sans évidemment relativiser le caractère éminemment « chaud » des guerres en Syrie ou au Yémen, qui ont fait des centaines de milliers de victimes, avec des millions de déplacéEs et des situations humanitaires absolument catastrophiques. Une guerre froide entretenue par deux acteurs aux motivations diverses : du côté de l’Iran, la volonté expansionniste est manifeste, en Irak, au Liban ou en Syrie, tandis que du côté saoudien, c’est l’ultra-conservatisme et la volonté que « rien ne change » qui domine. 
Le contentieux libanais
En novembre dernier, la démission-surprise du Premier ministre libanais Saad Hariri, à la tête, depuis octobre 2016, d’un gouvernement de coalition regroupant la quasi-totalité de l’échiquier politique libanais, y compris le Hezbollah, a été interprétée à juste titre comme une volonté de représailles de l’Arabie saoudite vis-à-vis de l’Iran. Des représailles précipitées par les succès d’alors, en Syrie, d’Assad, des milices iraniennes et du Hezbollah contre les alliés des Saoudiens. Saad Hariri avait alors lu une déclaration à la télévision, depuis l’Arabie saoudite, dans laquelle il déclarait : « L’Iran a une mainmise sur le destin des pays de la région […]. Le Hezbollah est le bras de l’Iran non seulement au Liban mais également dans les autres pays arabes. Ces dernières décennies, le Hezbollah a imposé une situation de fait accompli par la force de ses armes. » De son côté, le ministre saoudien pour les Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhane, n’y allait pas par quatre chemins : « Les Libanais doivent choisir entre la paix et l’affiliation au Hezbollah. » Le président iranien Hassen Rohani mettait quant à lui en garde quiconque voudrait « prendre une décision décisive en Irak, en Syrie, au Liban et dans l’ensemble du golfe Persique sans tenir compte des positions iraniennes ». Une crise heureusement sans conséquence immédiate, avec le retour d’Hariri et la tenue d’élections en mai dernier, mais qui donnait alors à voir le niveau de tension entre les blocs régionaux et les risques de contagion militaire, y compris au sein de pays qui semblent jusqu’ici épargnés. 
Trump et Netanyahou poussent au crime
L’élection de Donald Trump et son hostilité affichée à l’égard de l’Iran a en réalité galvanisé les dirigeants saoudiens, qui se sentent autorisés à provoquer et à menacer la république islamique, convaincus qu’ils sont que le géant US les accompagnera. Les positions de Trump sur le nucléaire iranien et sur l’accord international, que les Saoudiens n’avaient pas manqué de critiquer, mais pas trop ouvertement pour ne pas froisser, à l’époque, Barack Obama. Ryad avait d’ailleurs félicité, en octobre 2017, Donald Trump, suite à un discours de ce dernier où il répétait qu’il allait en finir avec l’accord sur la nucléaire iranien, en publiant un communiqué affirmant que « l’Arabie saoudite soutient et salue la ferme stratégie proclamée par le président Trump à l’égard de l’Iran et de sa politique agressive ». Une déclaration quasi conforme à celle de Benyamin Netanyahou, Premier ministre de l’État d’Israël, troisième acteur essentiel de cette exacerbation des conflits au niveau régional. 
Si les discours belliqueux de l’Iran et de l’Arabie saoudite ne doivent pas nécessairement être pris au pied de la lettre et laisser penser que nous serions à la veille d’une conflagration régionale, force est toutefois de constater qu’une situation de guerre froide durable s’est installée. Les deux puissances interviennent militairement hors de leurs frontières pour préserver ou étendre leurs zones d’influence, s’affrontent par groupes satellites interposés, et chaque pays de la région, voire chaque force politique, est sommé de choisir son camp. Conjuguée à l’instabilité régionale, que les tensions croissantes autour de l’accord sur le nucléaire iranien pourraient encore aggraver, cette guerre froide est une catastrophe pour les peuples du Moyen-Orient, otages d’un affrontement entre deux régimes réactionnaires soufflant sur les braises des affrontements confessionnels et prêts à les sacrifier pour assouvir leur soif de domination.