mardi 26 septembre 2017

Olivier Besancenot : « Même dans le passé il y a des chapitres historiques à jamais ouverts »

Entretien. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, « Que faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe », paru aux éditions Autrement, nous avons interrogé Olivier Besancenot, porte-parole du NPA. Entretien publié sur le site du NPA.
Avec cette « contre-histoire de la révolution russe », tu te situes dans une perspective critique. Comment fait-on, lorsqu’on est un révolutionnaire, pour proposer un regard critique sur une révolution que les dominants n’ont de cesse de vouloir enterrer ?
Ce que j’ai essayé de faire, en m’inspirant beaucoup d’un texte de Daniel Bensaïd, « Communisme contre stalinisme », qui a énormément compté pour moi, c’est d’assumer un héritage et de défendre une mémoire contre les tenants de la pensée dominante qui veulent organiser l’enterrement théorique de la Révolution russe, notamment via le procès de « l’idée qui tue », comme si le communisme portait en lui le stalinisme et le totalitarisme. Il s’agit donc d’assumer une filiation, et de l’assumer fièrement : le fil qui nous relie à 1917 est un fil qui nous relie aux origines de 1917, et donc à celles et ceux qui ont fait une révolution, d’un type particulier, avec une expérience autogestionnaire inégalée dans le temps et dans l’espace, jamais reproduite depuis. Être relié à cet événement fondateur nous permet d’être à l’aise dans le regard critique, puisque la première victime du stalinisme, ça a été la révolution elle-même, et les révolutionnaires… J’ai donc essayé d’expliquer à un niveau grand public que nous nous situons dans l’héritage critique de ceux-là, qui ont fait la révolution, qui se sont battus contre la contre-révolution blanche, et qui ont ensuite été les victimes de la contre-révolution stalinienne.
Tu te situes donc non seulement dans la continuité des révolutionnaires de 1917, mais aussi de ceux qui ont critiqué très tôt, « de l’intérieur », la dégénérescence bureaucratique et le stalinisme. Des révolutionnaires eux aussi, mais dont les critiques n’ont guère eu d’écho, à l’inverse par exemple de l’ouvrage beaucoup plus tardif de Soljenitsyne, l’Archipel du Goulag, publié en 1973. 
Absolument. J’en parlais justement avec Christian Salmon et Éric Hazan, autour d’une rencontre à Strasbourg. L’Archipel du Goulag a été un motif de censure, y compris pour les courants marxistes critiques. Il était désormais interdit de se repencher sur l’expérience de 1917, et on a assisté à partir de là à un véritable tri idéologique sélectif de la part de ceux que l’on a appelé « Nouveaux philosophes », qui ont fait semblant d’ignorer que la critique du stalinisme était précisément née chez les révolutionnaires : on peut penser à Victor Serge, Panaït Istrati, Boris Souvarine, et bien sur Léon Trotsky avec la Révolution trahie, paru en 1936. Là aussi, il y a un fil idéologique à reprendre, et c’est aussi pour ça que j’aime bien cette idée de filiation : c’est une bataille, un combat que l’on reprend, que l’on perpétue. 
D’autres, comme Daniel Bensaïd que tu cites longuement, sont eux aussi revenus sur la révolution russe à l’occasion de commémorations. S’agit-il seulement de répéter l’exercice pour perpétuer la tradition ? Car même si tu ne prétends pas faire un travail d’historien, tu te retrouves de facto à parler, au présent, du passé, et tu n’es pas sans savoir que le passé change sans cesse en fonction de ce que l’on en dit au présent.
Je pense qu’il y a les deux. Il faut recommencer, c’est un éternel recommencement, et c’est d’ailleurs comme ça que l’idée du livre est venue : c’est l’éditrice d’Autrement qui m’a dit « le centenaire de la Révolution russe approche, et ce serait curieux que vous restiez aphone à cette occasion ». C’est vrai que nous, instinctivement, on ne verse pas trop dans la commémoration, mais il y a une bataille de mémoire à continuer à mener. Mais il y a aussi, en effet, cette idée, que l’on trouve par exemple chez Ernst Bloch, de la conjugaison potentielle du passé et du présent : ne pas penser que le passé est un chapitre définitivement clos, mais au contraire se dire que même dans le passé il y a des chapitres historiques à jamais ouverts, différentes options discutables, et qui le sont encore aujourd’hui, qui laissent entrevoir « autre chose ». On essaie donc de regarder le passé, et là encore je pense à Ernst Bloch, comme un avenir non-advenu, et d’essayer de le conjuguer au présent. Il s’agit à la fois de laver la mémoire des vaincus, des révolutionnaires victimes de la contre-révolution, qu’elle soit blanche ou stalinienne, mais aussi de questionner le processus pour se prémunir, à l’avenir, d’une dégénérescence comme celle qu’a connue la Révolution de 1917.
Peux-tu nous donner un exemple de cette conjugaison du passé au présent ?
Il ne s’agit pas de refaire l’histoire pour distribuer les bons et les mauvais points, ce serait prétentieux, mais de comprendre certaines problématiques qu’à l’époque les révolutionnaires n’avaient pas en tête car ils ne pouvaient pas les avoir en tête, et de se projeter sur l’avenir. Par exemple quand Lénine écrit l’État et la révolution pendant l’été 1917, un livre brillant, toujours d’actualité par bien des aspects, notamment sur la structure de l’appareil d’État, il n’y a quasiment pas un mot, à part le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », sur ce qu’est concrètement le pouvoir des soviets, un peu comme si c’était une formule magique… Et c’est quelque chose qui existe encore aujourd’hui chez certains, aussi bien dans la gauche la plus révolutionnaire que la plus réformiste, cette idée qu’une fois que les choses sont en train de changer, tout va se régler de soi-même, soit par un pouvoir d’en bas, soit par un pouvoir d’en haut. Or la révolution ce n’est pas la mort de la politique, une gestion administrative des choses, mais bien au contraire, c’est une gestion nouvelle des délibérations, des confrontations, des discordes… et c’est pour cela que le regard critique sur ce qui a été fait au niveau du pouvoir soviétique peut être extrêmement intéressant au niveau de problématiques très contemporaines. On ne lutte pas contre le phénomène de bureaucratisation par la simple addition de droits politiques et démocratiques, aussi élémentaires soient-ils. La bureaucratie plonge ses racines dans beaucoup de phénomènes, division du travail, séparation des tâches manuelles et intellectuelles, professionnalisation du pouvoir, multiples processus de domination et d’aliénation, pas seulement dans les sphères marchandes. C’est aussi tout ça qui est à repenser. 
Tu l’as dit, la contre-révolution stalinienne ne naît pas de l’idée communiste elle-même, ou de l’idée révolutionnaire, puisqu’elle est au contraire un processus de négation et de destruction de la révolution. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne s’inscrit pas dans un contexte duquel elle se nourrit : je veux parler ici notamment de l’absence de culture démocratique dans la Russie du début du 20e siècle, mais aussi de la militarisation du processus révolutionnaire. Quels sont d’après toi les phénomènes actuels qui pourraient nourrir la contre-révolution du 21e siècle ? 
Dans les pays capitalistes développés, la faille la plus béante n’est probablement pas, en effet, sur les questions démocratiques. Il y a un changement de période et de contexte et, sans entretenir les illusions sur la démocratie bourgeoise, il est évident que cela n’a rien à voir avec le tsarisme et la société russe du début du 20e siècle, et cela fait une sacrée différence. Autre différence, on a face à nous une bureaucratie liée à l’appareil d’État capitaliste, qui est très organisée et qui, sans être majoritaire, peut représenter des centaines de milliers de personnes, voire quelques millions, et on ne va pas la combattre uniquement sur le plan théorique : il faut trouver les moyens de penser et d’organiser un nouveau modèle social en tenant compte de l’existence de cet adversaire, et donc de réfléchir aux failles qui peuvent exister au sein de ce qui est une puissante et incontournable réalité sociale, et non une idée abstraite. Il faut donc se poser ces questions, et en débattre ouvertement, et j’avoue que ma grande inquiétude porte sur les questions de lutte contre la bureaucratie et contre la bureaucratisation, qui sont d’une urgence absolue. Et ce n’est pas en proclamant qu’on lutte contre la bureaucratie que l’on fait disparaître les problèmes politiques, Jacques Rancière a parfaitement raison sur ce plan-là. On ne s’est pas débarrassé du spectre bureaucratique qui hante le projet communiste : il n’en est pas né, mais il le hante, et dans les courants les plus réformistes comme les plus radicaux, il y a une espèce de difficulté à se dire qu’on a des perspectives stratégiques à rediscuter, notamment au sujet de cette question-là.  

vendredi 8 septembre 2017

Couverture médiatique de l’attentat de Barcelone : le retour des « experts »

Pour meubler le vide et donner un semblant de recul aux commentaires mal informés des journalistes, les grands médias ont, comme à leur habitude, fait appel aux « experts ». Comme lors des précédents attentats, des « spécialistes » et autres « consultants » se sont ainsi succédé sur les antennes des principaux médias d’information pour prodiguer leurs pertinentes « analyses » d’un événement dont on ne savait alors à peu près rien.

jeudi 7 septembre 2017

Loïc (Jolie Môme) : « Le patronat entend bien dicter la politique du pays, et il ne supporte aucune contestation »

Entretien. Loïc, de la compagnie Jolie Môme, a répondu à nos questions à l’occasion de son procès, suite à une plainte déposée par le Medef, prévu le 11 septembre prochain et finalement reporté. Entretien publié sur le site du NPA.
Peux-tu nous rappeler pourquoi tu devais passer en procès le 11 septembre ?
Le 7 juin 2016, avec les intermittents, avec aussi des opposants à la loi travail, en particulier des gens de Nuit debout, on s’est rendu au siège du Medef, à l’occasion d’une réunion qui devait parler de fiscalité, et où on savait que l’on trouverait le numéro 1 et le numéro 3 du Medef. On voulait donc aller porter notre opposition à la politique du Medef, qui était alors en train de bloquer complètement l’accord obtenu par les travailleurs du spectacle, et comme en plus ils poussaient derrière la loi travail, cela faisait de nombreuses bonnes raisons de leur rendre une visite, déterminée mais pacifique. Une fois qu’on était sur place, le directeur de la sécurité, donc un cadre du Medef, a tout fait pour envenimer la situation, insultant les occupants, arrachant l’appareil photo de l’une d’entre nous, etc. Ça a dégénéré et il a fini par me mettre un coup dans les testicules et, se rendant compte de sa connerie, et même de son délit, il court dans son bureau et il appelle la police, m’accusant moi de lui avoir mis un coup. 
Et c’est le début de l’affaire. 
Voilà. Bon, c’est une pratique malheureusement courante d’accuser autrui d’avoir fait ce que l’on a fait soi-même, mais là ça a comme conséquence 48 heures de garde à vue, une grosse mobilisation de soutien puisqu’il y aura des manifestations pendant deux jours devant les commissariats où on me trimballe pendant cette garde à vue, et un procès désormais plusieurs fois reporté. La première fois l’instruction était tellement incomplète et tellement à charge contre moi, sans avoir entendu mes témoins, sans avoir regardé les enregistrements des caméras de vidéosurveillance du Medef… que la juge a dit qu’on ne pouvait pas juger en l’état. Et là, de nouveau un report puisque le 11 septembre s’est transformé en date pour fixer une date d’audience alors que ce devait être le « vrai » procès, après que l’instruction a été entièrement refaite, confiée à de nouveaux enquêteurs. On s’attendait vraiment à ce que ce soit le dénouement de cette affaire, qu’on obtienne enfin la relaxe, et qu’on puisse enfin, par la suite, faire condamner le directeur de la sécurité du Medef contre lequel j’ai porté plainte pour dénonciation calomnieuse. Une plainte qui a été difficile à déposer, plusieurs commissariats refusant de l’enregistrer, mais elle est désormais instruite.
Donc ce report annoncé, ça ne te satisfait pas j’imagine. 
Non, car non seulement on attendait le dénouement de l’affaire, mais en plus on a organisé toute une campagne de mobilisation en vue de la date du 11 septembre. Pour nous, il est clair que la plainte du Medef est une plainte politique, et que donc ce procès est un procès politique, et on a donc voulu organiser une mobilisation politique pour non seulement dénoncer les violences physiques et aussi les violences sociales du Medef, mais également l’ensemble de la répression qui s’abat sur les militants depuis près de deux ans, avec la mise en place de l’état d’urgence. Une répression qui s’est accentuée avec le mouvement contre la loi travail, avec la répression contre les quartiers populaires, avec la répression contre ceux qui tentent d’aider les réfugiés qui arrivent en France, etc. Ce sont tous ces points que l’on voulait évoquer, et il se trouvait que la date du 11 septembre, veille de la grande mobilisation contre la loi travail, était un moment particulièrement propice à l’organisation d’un rassemblement politique contre la répression, au côté de militants politiques, syndicaux, associatifs, de toutes celles et de tous ceux qui n’ont pas l’intention de renoncer à se battre, de toutes celles et de tous ceux qui subissent la répression, des poursuites, etc. 
En plus ton cas est très « spécial », car si on entend souvent dans les manifestations « Police nationale, police du capital », toi c’est directement la sécurité du patronat qui t’a violenté…  
Oui, mon procès est emblématique parce que c’est directement le patronat qu’on a en face de nous, donc c’est évident que moi je préfère avoir un cadre du Medef qu’un simple vigile ou un simple policier en face au procès. Au moins politiquement les choses sont claires, le patronat ne supporte aucune contestation, il entend bien dicter la politique du pays, et il ne supporte pas que l’on tente, que ce soit nous les intermittents ou d’autres secteurs d’activités, de nous opposer à sa politique. Le patronat nous fait violence à longueur d’année, et au moindre signe de contestation il s’estime légitime non seulement pour frapper, mais aussi pour nous poursuivre et nous réprimer, pour utiliser la police et la justice à son profit. Le tout sans aucun scrupule, et on comptait bien sur l’audience du 11 septembre pour le démontrer, donc on le démontrera le jour auquel l’audience sera reportée. 
Et la suite, maintenant, c’est quoi ? 
Alors là c’est compliqué car il y a tout un travail de « dé-mobilisation » à faire, car il faut maintenant avertir tous les gens qui avaient prévu de venir le 11 que ce sera juste une audience pour fixer une nouvelle date d’audience, donc on envoie un communiqué dans lequel on annonce tout ça et où on prévient que sur place on organisera un petit-déjeuner pour les gens qui n’auront pas eu l’information, puis un point presse à la sortie de l’audience pour annoncer la nouvelle date et la suite des événements. On va profiter de ce moment-là pour s’inscrire et renforcer la dynamique du 12 septembre, et de ses suites, car on pense que l’opposition à la loi travail XXL est nécessaire pour construire l’opposition à la politique du patronat. Il est clair et explicite que le Medef et le gouvernement vont dans la même direction, donc pour nous la mobilisation du 12 fait partie de cette lutte commune à mener, de même que toutes les mobilisations contre l’état d’urgence, en soutien aux personnes réprimées, on pense à tous ceux qui vont passer en procès dans les semaines qui viennent car ce n’est pas fini, notamment l’histoire de la voiture de police brûlée à Paris où le dossier semble bien vide… Pour nous la dynamique reste la même : se mobiliser contre le Medef et son monde, et contre la répression dont sont victimes aussi bien les militants que les habitants des quartiers populaires.