vendredi 30 janvier 2015

Un élu du Front national remporte la Star Academy

Le jury du « Trombinoscope » a donc décidé d’attribuer à Steeve Briois, maire FN d’Hénin-Beaumont, le prix de « l’élu local de l’année 2014 ». Une distinction qui n’est pas passée inaperçue et qui a suscité diverses critiques, venues notamment de certains journalistes et responsables politiques. Mais à l’examen, cette « affaire » est loin d’être un incident de parcours : il s’agit plutôt d’un (énième) révélateur des dégâts qu’entraîne la dépolitisation médiatique de la politique.

lundi 19 janvier 2015

Tueries à Charlie Hebdo et porte de Vincennes : ne pas s’interdire de réfléchir, agir pour ne pas subir


Les tueries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ne doivent pas nous empêcher de réfléchir. Bien au contraire, elles ont ouvert une période de questionnements et de doutes chez des millions d’entre nous, auxquels il faut apporter des réponses, quand bien même celles-ci ne sont pas dans l’air du temps et ne sont pas consensuelles, afin d’éviter que d’autres n’imposent leurs réponses guerrières, sécuritaires et racistes. Ce qui suit est une tentative de réponse, incomplète, à certains de ces questionnements, mais aussi la formulation de pistes de travail et d’action ; d’où un ton que d’aucuns trouveront peut-être parfois un peu prescripteur, mais qui révèle avant tout une préoccupation : agir pour ne pas subir.

J.S, le 19 janvier 2015


Les assassins ne sont pas des irresponsables

Au sujet des tueries elles-mêmes, deux discours apparemment opposés se font face, qui ont toutefois un point commun : celui de déresponsabiliser les assassins. Le premier de ces discours est celui qui domine chez les élites politico-médiatiques : les tueurs sont des « fous », des « monstres », des « barbares », et rien ne peut expliquer rationnellement leurs actes. Le second discours vient de certains acteurs antiracistes et/ou anti-impérialistes : les tueurs sont le produit des politiques, intérieures et extérieures, de la France, et l’on peut comprendre (sans les justifier) les tueries comme une conséquence de ces politiques.

Le premier de ces discours exploite l’émotion légitime suscitée par la violence des tueries pour censurer toute réflexion et toute tentative d’explication. Le second discours, duquel je me sens plus proche, présente toutefois le même défaut que le premier : il « oublie » que les tueurs sont des sujets qui ont réfléchi et agi, et non de simples sous-produits passifs du racisme et de l’impérialisme. À certains égards, on s'approche ici dangereusement des thèses complotistes, qui voient les assassins comme de simples marionnettes des grandes puissances. Or les tueurs ont un discours (voir leurs interviews et vidéos, dans lesquelles ils parlent de la Syrie, de l’Iraq, des offenses faites aux musulmans en France et dans le monde, etc.) ; un corpus théorique (voir notamment l'article publié par Mediapart) ; des références organisationnelles (État islamique, al-Qaeda dans la péninsule arabique).

Pourquoi insister sur ce point ? Il ne s’agit évidemment pas de considérer les tueurs indépendamment du contexte politique, économique et social (national et international) dans lequel ils évoluent, et donc de déresponsabiliser la France et ses politiques. Il s’agit en revanche de comprendre, à la lumière du discours et du positionnement politiques des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, que ces derniers se pensent, rationnellement, en guerre contre une certaine France, et qu’ils se considèrent, rationnellement, en situation de légitime défense. En témoigne cette déclaration de Coulibaly dans sa vidéo posthume : « Vous attaquez le Califat, vous attaquez l’État islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne rien avoir en retour ».

La France (re-)découvre qu’elle est en guerre  

L’une des causes de la sidération qui a touché de larges secteurs de la population, y compris les cercles militants, est la (re-)découverte de cette vérité : oui, la France est en guerre. Une guerre qui ne dit pas toujours son nom, une guerre dont on discute peu dans les assemblées, dans les médias et plus généralement dans l’espace public, une guerre contre des ennemis pas toujours bien identifiés, une guerre asymétrique, mais une guerre tout de même. Les récentes tueries l’ont rappelé de manière brutale à qui l’ignorait, refusait de le voir ou l’avait oublié : la France est en guerre, la guerre fait des morts, et les morts ne se comptent pas toujours chez l’adversaire.

Contre qui la France est-elle en guerre ? Selon les discours et les périodes, contre le « terrorisme international », contre le « jihadisme », contre la « barbarie intégriste », etc. Ce texte n’a pas vocation à discuter de ces dénominations imprécises, des généralisations abusives qu’elles impliquent et des paradoxes qu’elles sous-tendent (alliances à géométrie variable, soutien à des régimes dont les politiques favorisent le développement des courants « jihadistes », participation à des interventions militaires qui renforcent ces courants, etc.). Il s’agit plutôt de souligner que la France a, en réalité, emboîté le pas aux États-Unis de George W. Bush dès septembre 2001 (guerre en Afghanistan, législation « antiterroriste ») et fait sienne, sans toutefois le dire, la rhétorique et la politique du « choc de civilisation ».

Voilà près de 14 ans que la France était en guerre sans l’assumer. Si les tueries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ont provoqué une telle sidération et un tel malaise, c’est aussi parce que nombreux sont ceux qui ont, en quelques heures ou en quelques jours, brutalement digéré ces 14 ans d’histoire récente : « Nous y sommes nous aussi, et il est finalement logique que nous ne soyons pas épargnés ». Après les États-Unis (11 septembre), l’État espagnol (attentats de Madrid en 2004), la Grande-Bretagne (attentats de Londres en 2005), etc. c’est la France qui est rattrapée par son histoire, récente et actuelle, et qui est, par la force des choses, contrainte de se regarder dans un miroir et de se questionner : pourquoi « nous » ?

Union nationale et union républicaine

Divers communiqués, textes et articles ont pointé la tartufferie de « l’union nationale » et l’hypocrisie qui l’accompagne. D’autres ont souligné les dangers d’une telle « union » et l’instrumentalisation qui pouvait en être faite, qui en est déjà faite. C’est donc sur un autre point que je souhaiterais insister ici : celles et ceux qui ont répondu à l’appel à l’union ne l’ont pas nécessairement fait par patriotisme ou chauvinisme exacerbé. Pour nombre d’entre eux, il s’agit en réalité d’affirmer un attachement à certains principes et certaines valeurs (liberté, égalité), qui devraient être garanties par le « modèle républicain ».

L’union nationale est en effet, à bien des égards, une union républicaine, avec laquelle elle ne se confond pas. Il ne s’agit pas nécessairement de défendre la France parce qu’elle est la France. Il s’agit souvent de défendre un certain modèle de société, au nom de valeurs et de principes émancipateurs, qui n’ont rien à voir avec du chauvinisme. Derrière l’union, il y a des postures et des discours divergents, voire contradictoires : pour certains (partis institutionnels, éditorialistes et intellectuels mainstream) les tueries sont le signe que « notre modèle » est attaqué et qu’il faut le défendre ; pour d’autres (de Plenel à Mélenchon en passant par ces enseignants et universitaires qui ont publié des tribunes et billets de blog), les tueries sont le signe que « notre modèle » dysfonctionne et qu’il faut le questionner.

Je suis de ceux qui pensent qu’il n’existe pas de modèle républicain « à la française » qui pourrait réellement garantir liberté et égalité pour tous et nous prémunir de telles violences. Cela ne signifie pas pour autant dénigrer ou rejeter en bloc les aspirations « républicaines » des uns et des autres : non, les millions de personnes qui sont descendues dans les rues ne sont pas, ni objectivement ni subjectivement, de fieffés réactionnaires. Bien au contraire, elles posent souvent des questions pertinentes et légitimes, que l’on pourrait résumer comme suit : « Comment avons-nous pu engendrer de tels monstres ? ».

Apporter des réponses radicales

La situation actuelle, quand bien même elle favorise le pouvoir en place et les discours réactionnaires, n’est donc pas une situation dans laquelle les anti-impérialistes et les antiracistes sont désarmés. Les millions qui ont été abasourdis, s’interrogent et refusent de se retrouver dans la rhétorique de la « défense » de « notre modèle » et de « nos valeurs » ne sont pas condamnés au silence, et des réponses radicales peuvent être apportées. Des réponses radicales tout d’abord au sens où l’entendait Marx lorsqu’il écrivait « [qu’]être radical, c’est prendre les choses par la racine ». Des réponses radicales, également, dans la mesure où ce sont aujourd’hui des changements profonds, et donc la remise en cause d’un système qui génère structurellement inégalités, exploitation et violence, qui sont nécessaires.

Les débats qui s’annoncent sur l’école, sur la prison, sur la laïcité, sur la législation antiterroriste, etc., ne poseront pas les véritables enjeux, à savoir les conditions matérielles (qu’elles soient économiques, sociales ou politiques) qui ont permis au discours réactionnaire et violent d’al-Qaeda et de l’EI d’être entendu par certains jeunes qui sont nés, ont grandi et ont été socialisés en France, et de les convaincre de passer à l’acte. Ce sont ces conditions matérielles (misère et relégation sociale, ghettoïsation, racisme structurel, oppression identitaire, stigmatisation et humiliation individuelle et collective, etc.) qu’il faut mettre en question, ainsi que tous les discours qui les accompagnent, les légitiment ou les instrumentalisent.  

Cela signifie notamment combattre ce qui, dans le discours dominant, apparaît pourtant comme une évidence : la religion n’est pas un facteur de la radicalisation des jeunes « jihadistes », mais un vecteur de leur radicalisation. Les études empiriques réalisées le confirment : « la colère contre l’injustice, la supériorité morale, la sensation d’avoir une identité et un but, la promesse de l’aventure, et la volonté de devenir un héros ont toutes été constatées dans les études de cas. La religion et l’idéologie servent de véhicules pour une mentalité "nous contre eux" et de justification à la violence contre ceux qui représentent "l’ennemi", mais elles ne sont pas le carburant de la radicalisation ».

S’unir sans contourner les sujets qui fâchent

Il s’agit donc de saisir le réel dans sa complexité et son dynamisme, et de refuser tout raccourci simplificateur : les tueurs ne sont ni de simples « fous », ni de simples « victimes ». Ils sont des acteurs politiques à part entière qui se revendiquent d’une guerre et d’une vision du monde qui est tout autant celle de l’État islamique que celle de nombre de nos gouvernants : civilisation contre civilisation, identité contre identité, violence contre violence. Dire cela, ce n’est pas tracer un trait d’égalité entre les deux « camps » : ce sont les politiques racistes, coloniales et guerrières des pays occidentaux qui sont la condition de possibilité du développement de l’adversaire « jihadiste », pas l’inverse.   

Saisir le réel dans sa complexité, c’est également comprendre, et affirmer, que les récentes tueries ne sont pas les premières traductions de cette guerre sur le territoire français. La guerre a depuis longtemps commencé, contre les pauvres, contre les musulmans, contre les jeunes des quartiers populaires. Les facteurs de radicalisation des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly ne sont pas à chercher uniquement dans la politique étrangère de la France, mais aussi (et avant tout) dans sa politique intérieure. On pourra ainsi se pencher un instant sur « l’enfance misérable des frères Kouachi » ou remarquer, non sans intérêt, que le meilleur ami de Coulibaly a été tué par un gardien de la paix lors d’un braquage en 2000, et que le même Coulibaly s’était singularisé, en 2010, en dénonçant les conditions de détention à Fleury-Mérogis. En d’autres termes, on peut dire (sans l’excuser) que cet attentat est un attentat français et l’expression (horriblement déformée) d’un ressentiment violent contre un « modèle » qui n’est qu’une machine à stigmatiser et à fabriquer des inégalités.

Il faut donc le dire haut et fort : chaque contrôle au faciès, chaque violence policière, chaque discrimination, chaque acte ou propos islamophobe, chaque expédition militaire au nom d’une supériorité civilisationnelle… accroit ce ressentiment et offre aux courants « jihadistes » de nouveaux candidats potentiels. Non, tous ceux qui éprouvent ce ressentiment ne passent pas à l’acte : mais c’est parmi eux que se recrutent la plupart de ceux qui passent à l’acte. Ainsi, la nécessaire unité pour riposter à l’offensive raciste et sécuritaire ne doit pas se faire en sacrifiant deux éléments essentiels, quand bien même ils ne font pas consensus (c’est le moins que l’on puisse dire) : la lutte contre l’islamophobie sous toutes ses formes (en intégrant à cette bataille l'idée qu'un autre racisme (l'antisémitisme) n'est pas une « réponse » mais un poison tout aussi odieux) ; le combat implacable contre les expéditions guerrières françaises (en nous souvenant notamment des slogans dans les manifestations qui avaient suivi les attentats de Madrid : « Vos guerres, nos morts », « Les bombes de l’Iraq ont explosé à Madrid », etc).

***

Les antiracistes et les anti-impérialistes ne sont pas condamnés à subir l’offensive en cours. Mais pour faire face à la tempête, il s’agit de garder le cap et de ne rien concéder sous la pression de l’émotion ou de la sidération. Toute réponse guerrière, sécuritaire, stigmatisante ou aveugle aux réalités économiques, politiques et sociales de la France de 2015 est non seulement condamnée à échouer mais, qui plus est, un pas supplémentaire vers les tueries de demain. 14 ans de « guerre contre le terrorisme » n’ont apporté, aux quatre coins du monde, que davantage de guerres, d’oppression, de discriminations et de violences : il est temps de passer, radicalement, à autre chose.