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mercredi 28 octobre 2020

Islam, « islamisme », jihadisme : en finir avec les amalgames

Depuis l’horrible assassinat de Samuel Paty, c’est à un véritable déchaînement islamophobe que l’on assiste, qui se nourrit notamment d’une confusion entre islam, « islamisme » et jihadisme. Une confusion qu’il s’agit de refuser et de démonter, en paroles et en actes. 

Publié le 28 octobre 2020 sur le site l'Anticapitaliste

L’assassinat de Samuel Paty par un jeune Tchétchène radicalisé par les thèses jihadistes est l’expression de la persistance de l’existence, en France, d’individus pouvant « passer à l’acte » dans le cadre d’opérations violentes au nom d’un fondamentalisme islamique de type spécifique, le jihadisme. Si rien ne semble indiquer que ce jeune ait agi sur ordre, cela ne signifie pas pour autant que son geste serait le « coup de folie » d’un « déséquilibré ». Comme le montre sa revendication sur Twitter – qu’il avait pré-rédigée avant l’assassinat –, il donne un sens politique à son acte : il s’adresse nommément à Macron, « le dirigeant des infidèles », affirmant qu’il vient de tuer « un de [ses] chiens de l'enfer qui a osé rabaisser Muhammad » et ordonnant au président français de « calme[r] ses semblables avant qu'on ne vous inflige un dur châtiment ». 

Le profil de l’assassin confirme qu’il s’agit d’un jeune empreint de l’idéologie jihadiste, avec notamment de multiples tweets sans ambiguïté au cours des derniers mois, dont certains ont été signalé par des internautes à la plate-forme Pharos en raison de leur contenu violent, antisémite, menaçant, etc. À noter également une série de tweets consacrés à « la mécréance de l’État saoudien, de ses dirigeants ainsi que de tous ceux qui les soutiennent », peu ambigu quant au positionnement politico-religieux du jeune homme. S’il demeure encore des zones d’ombre sur son parcours et sur les interactions qu’il a pu avoir sur internet dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Conflans Sainte-Honorine, nul doute que Samuel Paty est apparu comme une « cible » à un individu qui se posait déjà la question de passer à l’acte.


Sur le jihadisme

Le jihadisme repose sur le principe de l’action violente, individuelle ou collective, contre des objectifs (États, groupes sociaux, individus) considérés comme les ennemis d’une vision ultra-rigoriste de l’islam, avec en arrière-plan le projet de l’instauration d’une loi islamique stricte sur le territoire le plus étendu possible. Selon les partisans du jihadisme, le jihad peut être défensif (protéger des terres d’islam) ou offensif (s’emparer de nouvelles terres), ce qui explique pourquoi les jihadistes se considèrent partout en guerre, y compris contre d’autres musulmanEs, qu’il s’agisse de groupes ou de pouvoirs étatiques, accusés de trahir l’islam « véritable ». Les attentats commis contre des pays occidentaux s’inscrivent dans le même logiciel : cibler ceux qui, par leurs discours et/ou leurs actions, porteraient atteinte à l’intégrité de l’islam et/ou viendraient en appui à des groupes ou pouvoirs étatiques musulmans « traîtres », et défendre, en actes, les « terres d’islam » contre « les Juifs et les Croisés ».

Le jihadisme repose donc sur un corpus politico-religieux, qui offre une « vision du monde » à ses adeptes mais qui, comme l’a notamment montré le chercheur Olivier Roy, attire aussi en raison des modalités d’action qu’il propose. Contre un Gilles Kepel, autre chercheur, beaucoup plus médiatisé – et nettement réactionnaire –, qui affirme que le jihadisme est le produit d’une « radicalisation de l’islam », Roy explique ainsi que l’on assiste plutôt à une « islamisation de la radicalité ». Certains jihadistes seraient ainsi davantage fascinés par les actions violentes que par l’islam rigoriste lui-même, et auraient pu faire d’autres choix s’ils avaient rencontré d’autres idéologies radicales avant de croiser la route du jihadisme. La thèse de Roy n’est évidemment pas auto-suffisante, qui peut conduire à relativiser l’importance du corpus religieux jihadiste, mais elle permet d’éclairer les profils de certains auteurs d’attentats et de mieux comprendre que le jihadisme s’inscrit dans un environnement social et politique « moderne »… et violent.


Vous avez dit « islamisme » ? 

Le principal danger des thèses de Kepel est qu’il invite à considérer que le développement du jihadisme aurait pour seule explication un processus de radicalisation interne au sein de l’islam, et donc un ensemble de causalités exclusivement religieuses : exit toute causalité politique, sociale, économique… Cette thèse du « tout-religieux » est commode pour ceux qui refusent d’envisager – ou veulent empêcher que l’on envisage – que les politiques extérieures impérialistes des grandes puissances occidentales, ainsi que leurs politiques intérieures racistes, pourraient être considérées comme des facteurs d’explication du terrorisme jihadiste. La cause du jihadisme serait exclusivement idéologique, et à rechercher dans les évolutions internes d’une nébuleuse, « l’islamisme », au sein de laquelle une « radicalisation », donc, serait à l’œuvre.

L’islam est ainsi la seule religion à qui le simple fait d’accoler un « -isme » devient immédiatement synonyme de menace – essayez avec les autres, vous verrez que ça ne fonctionne pas. Une première raison de s’interroger sur la pertinence de l’emploi de ce terme… Mais surtout, la notion d’ « islamisme » est problématique dans la mesure où elle postule l’existence d’une mouvance politique dont le programme se réduirait à « l’islam », duquel les jihadistes proposeraient une version « radicale ». On préférera donc employer le terme « fondamentalisme islamique » (1), qui permet de ne pas confondre, d’une part, la religion de près de deux milliards de personnes et, d’autre part, des organisations poursuivant un projet politique réactionnaire, et qui impose en outre de ne pas céder à la paresse intellectuelle qui voudrait que les causes du développement de ces organisations se trouvent dans… le Coran.

Cette dernière « explication » ne résiste pas, en effet, à un examen de la réalité des organisations politiques et des pouvoirs étatiques se revendiquant de l’islam : de Ennahda en Tunisie, qui s’est normalisé dans les institutions, gouvernant même avec les anciens Benalistes, aux Frères musulmans égyptiens, victimes d’un putsch militaire soutenu par le parti salafiste Al-Nour (et l’Arabie saoudite), en passant par le Hamas palestinien, le régime iranien, le Pakistan, la Turquie d’Erdogan ou le Hezbollah, venu appuyer Assad contre le soulèvement de 2011 au prétexte de la lutte contre les « jihadistes », on se rend bien compte que les réalités sont multiples, voire contradictoires. Et l’on comprend surtout que ces organisations et régimes ont beau se revendiquer de l’islam et partager un projet réactionnaire, ce n’est pas, en dernière instance, leur interprétation du Coran qui oriente leurs principaux choix, mais les conditions matérielles – nationales, politiques, sociales – dans lesquelles elles évoluent. On peut en outre établir une différence majeure entre ces courants et des groupes fondamentalistes comme Daech ou al-Qaïda : ils ont une conception « gradualiste » de la prise du pouvoir au sein d’institutions rejetées (car non-islamiques) par les jihadistes, qui préconisent pour leur part le seul emploi de la violence (2).


Confusions et amalgames 

Le gloubi-boulga intellectuel ambiant encourage à considérer qu’il existerait un continuum « islamiste » à l’extrémité duquel se trouveraient le jihadisme, autrement dit que tous les groupes se référant à l’islam seraient l’antichambre des mouvements jihadistes, voire qu’ils auraient partie liée avec eux. Et ce raisonnement par capillarité n’est pas limité au champ politique : telle mosquée, telle association, tel individu musulman peut en effet être montré du doigt comme étant « lié à la mouvance jihadiste », et ce sera à l’accusé, désigné comme « islamiste », de prouver son innocence – avec toutes les difficultés que représente la tâche de démontrer la non-appartenance à une mouvance essentiellement organisée dans la clandestinité… Surtout lorsque s’y ajoute l’argument de la « taqiyya » (« dissimulation »), pratique d’individus jihadistes ne voulant pas éveiller les soupçons, au nom de laquelle certains s’autorisent à accuser n’importe qui car l’absence de comportements suspects devient… une preuve.

Le terme « islamisme » tel qu’il est employé aujourd’hui, ne décrit pas la  réalité, mais la confusion générale de laquelle il participe a des conséquences bien réelles : suspicion généralisée à l’égard des organisations musulmanes et, par extension, des musulmanEs en général – à qui l’on demande systématiquement de se « désolidariser » des attentats, comme s’ils et elles en étaient, par défaut, solidaires ; légitimation de mesures d’exception visant lesdites organisations au nom de la lutte antiterroriste ; paralysie quasi-généralisée de la gauche sociale et politique, qui se défend de toute islamophobie mais qui est beaucoup plus à l’aise pour réagir face à un tag sur le siège du PCF que face à la menace de dissolution d’une organisation antiraciste comme le CCIF, dont jamais personne n’a pourtant pu démontrer qu’elle avait un lien quelconque avec la mouvance jihadiste – et pour cause.  


Refuser tout traitement différencié pour les musulmanEs

Est-ce à dire que le jihadisme n’a « rien à voir avec l’islam » ? L’expression est parfois employée, y compris par certains courants musulmans qui, et on peut le comprendre, à force d’être amalgamés aux jihadistes, veulent s’en démarquer totalement sans renier leurs propres croyances. Mais la formule, si elle a ses vertus, n’est pas nécessairement opérante dans la mesure où les organisations jihadistes prétendent proposer une certaine lecture de l’islam, et où les revendications des attentats sont presque toujours formulées à grands renforts de termes religieux. Mais rien ne nous empêche de considérer, et de dire, que le jihadisme a autant à voir avec « l’islam » que le Ku Klux Klan ou Anders Breivik ont à voir avec « le christianisme » : on se souviendra ainsi que Breivik s’est revendiqué d’un « christianisme identitaire », affirmant que le pape Benoît XVI avait « abandonné le christianisme et les chrétiens européens, et devrait être considéré comme un pape lâche, incompétent, corrompu et illégitime ». Toute ressemblance…

La persistance du jihadisme ne nous apprend rien sur l’islam comme religion et/ou sur les musulmanEs en général, pas plus que Breivik et ses semblables ne nous apprennent quoi que ce soit sur le christianisme et/ou sur les chrétienEs. Dès lors, si la lutte contre le fondamentalisme islamique, qui ne se confond pas avec le jihadisme mais qui n’est pas moins réactionnaire que les autres fondamentalismes religieux et qui peut lui aussi sécréter des individus et groupes violents, est indissociable de nos combats pour l’émancipation, elle nécessite de refuser et de démonter la vulgate islamophobe faite de confusions et d’amalgames. Le mouvement ouvrier a su, par le passé, faire la part des choses entre les organisations se revendiquant du christianisme, et personne aujourd’hui, dans nos rangs, n’oserait établir un continuum entre les résidus du Ku Klux Klan, la Démocratie chrétienne et Emmaüs… Pourquoi les organisations musulmanes devraient-elles être victimes d’un traitement différencié ? 

A fortiori lorsque l’on intervient politiquement dans un pays impérialiste comme la France, où les amalgames racistes sont encouragés, voire produits par l’État, et où toute lutte contre l’islamophobie doit commencer par le soutien aux premierEs concernéEs, les musulmanEs, et par la construction de fronts communs avec des structures qu’ils et elles animent. Une politique nécessaire pour favoriser l’auto-organisation et pour éviter tout substitutisme, et qui est en outre la meilleure des réponses aux fauteurs de haine et aux promoteurs de la guerre civile. À nous de développer, sans opportunisme mais sans préjugés, et sans avoir d’exigences que nous n’aurions pas vis-à-vis d’autres organisations dans la construction d’autres fronts communs.

 

(1) Ou « intégrisme islamique ». Lire Gilbert Achcar, « Onze thèses sur la résurgence actuelle de l’intégrisme islamique », en ligne sur https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3324.

(2) Sur les conséquences concrètes, pour les militantEs de gauche intervenant dans les pays majoritairement musulmans, de cette dernière distinction, on pourra se référer à Joseph Daher, « Marxisme, processus révolutionnaire et fondamentalisme islamique », en ligne sur Contretemps-web : https://www.contretemps.eu/marxisme-revolutionnaire-fondamentalisme-islamique/

lundi 1 octobre 2018

J-M Rouillan : « À la fin des années 1970, Paris avait pris une centralité dans la lutte armée européenne et internationale »

Entretien. À l’occasion de la sortie de « Dix ans d’Action directe » (publié chez Agone), écrit pendant les années 1990 mais jusqu’alors non publié car les membres d’Action directe étaient tenus au silence par la justice, nous avons rencontré Jean-Marc Rouillan.
Le livre raconte une histoire méconnue, effacée, y compris dans le mouvement ouvrier. Un travail de mémoire : c’était cela la première motivation pour écrire, puis publier ce récit ? 
C’est un livre qu’on a écrit, que j’ai écrit personnellement, mais toujours en discussion avec les autres « perpet’ », à un moment où on pensait que l’on ne sortirait pas vivants de la prison. On voulait donc raconter l’histoire la plus précise possible, en fonction bien sûr de ce qu’il était possible d’écrire. Il y a donc deux manques dans ce récit : ce que l’on ne raconte pas car l’État n’est pas au courant ; l’action politique internationale qui s’est passée à Paris à partir de la fin des années 1970, avec les Brigades rouges et la RAF [Fraction armée rouge]. Tout le reste est là, et constitue un document de sincérité. Il s’agit de regarder les gens dans les yeux et de leur dire : on a fait ça, on pensait ça, vous pouvez critiquer, juger, mais faites-le sur une autre base que celle de la contre-propagande qui nous a ensevelis en vitrifiant l’histoire.
Une histoire dont certains se souviennent quand même. À la Fête de l’Huma, j’ai rencontré des vieux prols, et des fils de vieux prols, qui se souviennent. Ils se souviennent de ce qu’était notre intention : faire payer les autres, ne pas être les zorros de la classe ouvrière mais leur avoir apporté, comme on dit à propos du football, au moins du plaisir. Un jour, je suis allé visiter les Sanofi avec Philippe [Poutou], et un vieux dirigeant de la CGT s’est penché vers moi et m’a dit : « Depuis que vous n’êtes plus là, ils font vachement plus les malins ». 
Donc on a voulu tout raconter, y compris en ne lésinant pas sur certains détails. Quand j’en entends aujourd’hui dire « Bientôt on va passer à la lutte armée », moi je veux leur dire « Vous ne savez pas ce que c’est. C’est quelque chose d’extrêmement dur. Ce n’est pas la fleur au fusil ». 
Tu écris dans l’avant-propos qu’il s’agit d’une histoire d’Action directe. Mais en réalité, quand on lit le livre, on se rend compte qu’il s’agit aussi d’une histoire de la France de l’époque. Tu racontes Action directe mais également un contexte général, qui a été lui aussi dissimulé, voire effacé.  
Il y a toute une génération, c’est connu pour l’Allemagne et l’Italie, qui a fait à l’époque le choix des armes. En France, on était confronté à un État qui était expérimenté, qui avait fait face à une véritable guerre civile avec l’Algérie, qui avait connu la guerre en Indochine, et qui était roué à la contre-insurrection, la contre-propagande, à toutes les saloperies. Quand on a commencé, ils étaient impliqués directement dans la répression anti-subversive en Uruguay et en Argentine. Ils étaient en fait beaucoup plus forts qu’en Allemagne et en Italie. 
Avant même Action directe, il y avait des actions armées en France. Le chef de la police de Montevideo a été tué ici, comme le général bolivien qui avait ordonné l’exécution de Che Guevara… Mais tout a été couvert par des amnisties : quand tu amnisties, officiellement tu te réconcilies, mais en fait tu effaces la mémoire. Et on a l’impression qu’en France il ne s’est rien passé jusqu’à ce que nous on refuse de se renier. Quand on est sortis de prison pour la première fois, ils sont venus nous voir pour nous dire qu’il fallait arrêter tout. Et tu sais, si on avait arrêté à ce moment-là, au moment de l’amnistie de Mitterrand [après l’élection de 1981], jamais on n’aurait entendu parler des actions que l’on avait menées à la fin des années 1970, jamais les gens n’auraient entendu parler d’Action directe et des autres groupes. 
Ce qui avait été effacé aussi, jusqu’à présent, c’est la dimension internationale d’Action directe. Dans nos commandos il y avait des Palestiniens, des Libanais, des Turcs, des Arméniens… On n’a jamais été une organisation française. À la fin des années 1970, Paris avait pris une centralité dans la lutte armée européenne et internationale, il y avait une effervescence d’engagement. On nous montre comme un petit groupe, mais il faut savoir, et je ne le dis pas pour la gloriole, qu’énormément de gens ont été impliqués, à différents niveaux, plus ou moins longtemps, dans la lutte armée.
Pendant plusieurs années vous avez posé des bombes contre des bâtiments symboliques du pouvoir capitaliste et impérialiste, avant de vous en prendre physiquement à des personnes. Et dans le livre, cela semble aller de soi, cela ne fait pas l’objet d’une discussion particulière, comme s’il y avait un continuum entre les deux. Pour vous, finalement, c’était la même chose ? 
Oui, c’est la même chose. On est une organisation qui a tué, mais extrêmement peu, par rapport à d’autres. Et ce n’est pas parce qu’on était moins violents dans notre tête, ou plus pacifiques que les autres. Tuer, c’est une décision grave, qui ne se prend pas à la légère, d’où les détails que je donne dans le livre. Il faut vraiment choisir les moments stratégiques où tu vas le faire. Nous, on s’est rendu compte, à un moment donné, que l’on ne pouvait pas faire des grandes opérations d’enlèvement, comme celles qui avaient été menées par la RAF ou les Brigades rouges… 
Vous avez hésité, à propos de Besse, entre le tuer ou l’enlever…
Oui, on a envisagé les deux options. On aurait pu l’enlever, et essayer de mener une bataille politique, autour des prisonniers mais surtout des restructurations chez Renault et ­ailleurs. Mais on a pensé qu’on n’avait pas la force. Avec le recul, on se dit que ça nous aurait peut-être donné une respiration. Le tuer, ça a accéléré notre arrestation. Quand tu fais des erreurs tactiques, dans la guérilla, tu le paies cash. Ce n’est pas comme au NPA où tu peux te tromper de stratégie et, le lendemain des élections, tu te dis on a merdé, et on reprend de zéro. Dans la guérilla quand tu te trompes sur un truc tactique important, tu le paies cash. Et nous on l’a payé cash. 
Tu écris dans le livre que l’exécution de Georges Besse « appartient au patrimoine de notre classe ». Que veux-tu dire par là ?
Quand tu fais une action qui parle autant aux gens, qui te dépasse, tu t’effaces. Tu as produit un truc, et tu te rends compte qu’il est repris par plein de gens. C’était fou les retours qu’on a eus des ateliers… C’était « On se sent plus forts en rentrant ce matin à l’usine ». Un peu comme après l’exécution de Tramoni[fn]Vigile de Renault qui avait tué le militant de la Gauche prolétarienne Pierre Overney, en 1972.[/fn]. Ça dépasse de très loin la poignée d’individus du commando, ça appartient à tout le monde. Quand une action comme ça entre en syntonie avec les idées de la classe, ou d’une partie de la classe, ce n’est pas toi, elle ne t’appartient pas.
Quel rôle, finalement, avait pour vous la violence révolutionnaire ? On vous a souvent taxés de substitutisme, au sens où vous auriez voulu faire « à la place des masses »… 
Dans les années 1980, avec le développement du néolibéralisme, on est à un moment où tout semble s’effondrer, et où l’idée se répand que la lutte de classe, c’est fini. Nous on porte un discours qui affirme le contraire, et on essaie de penser les changements de la période, la mondialisation, le rôle des institutions internationales, la nécessité d’internationaliser le combat, de relancer un projet stratégique anti-impérialiste. Mais c’est un projet qui arrive trop tard, on s’en rend bien compte. En tout cas ce qui est sûr, c’est qu’on ne voulait pas remplacer le mouvement révolutionnaire, on n’était pas dans les conneries dont me parlait Romain Goupil sur France Inter l’autre jour, la volonté d’« accélérer » les choses. On voulait, comme d’autres, raviver la lutte des classes, mais sans croire qu’on y arriverait seuls et seulement par la lutte armée. On a toujours pensé que du tract au fusil c’est la même lutte, c’est le même mouvement. On n’est pas une avant-garde, on est une réalité de l’antagonisme de classe dans ce pays. Et quand les masses et leurs organisations ne se battent plus, c’est sûr que les guérilleros ne vont pas se battre à leur place.  

vendredi 8 septembre 2017

Couverture médiatique de l’attentat de Barcelone : le retour des « experts »

Pour meubler le vide et donner un semblant de recul aux commentaires mal informés des journalistes, les grands médias ont, comme à leur habitude, fait appel aux « experts ». Comme lors des précédents attentats, des « spécialistes » et autres « consultants » se sont ainsi succédé sur les antennes des principaux médias d’information pour prodiguer leurs pertinentes « analyses » d’un événement dont on ne savait alors à peu près rien.

dimanche 30 juillet 2017

Pierre Puchot : « “L’islamisme” est un concept épouvantail, qui ne correspond à aucune réalité »

Entretien. Pierre Puchot est écrivain, journaliste indépendant et spécialiste du Moyen-Orient. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, consacrés entre autres à la révolution tunisienne, au conflit entre Israël et les Palestiniens (Israël-Palestine : la paix n’aura pas lieu, Don Quichotte, 2015), ou aux Frères musulmans. Entretien publié sur le site du NPA.
Dans un billet publié en mai 2015 sur Mediapart, tu écrivais « l’islamisme n’existe pas. En tant que concept unique, uni et indifférencié, c’est un mirage, un raccourci, une illusion intellectuelle bon marché ». Peux-tu nous en dire plus ?  
Il y a une constante dans la vie politique française depuis quelques années : considérer qu’il y a un grand ennemi à combattre, appelé parfois « islam politique » ou plus souvent « islamisme ». On retrouve cela dans le vocable de gens comme Manuel Valls, Bruno Le Maire, François Fillon… et donc pas seulement au Front national ou chez Nicolas Dupont-Aignan. Or, quand on y regarde d’un peu plus près, que ce soit d’un point de vue sémiologique ou du côté de l’histoire des organisations, on se rend compte que ce vocable généralisant ne veut rien dire. On est dans une confusion quant à la représentation de l’islam dans la politique, comme si toutes les organisations politiques qui se réclamaient de l’islam avaient le même projet. C’est absurde. Et la meilleure façon de s’en rendre compte, c’est de regarder les conflits en cours au Moyen-Orient : nombre d’entre eux naissent des antagonismes politiques entre différents courants se revendiquant de l’islam. Cela veut bien dire que les projets politiques ne sont pas les mêmes, que les organisations ne sont pas les mêmes… 
Entre les Frères musulmans et Daech, il y a un gouffre.  
Oui. Il n’y a aujourd’hui absolument rien à voir entre, d’une part, une organisation comme les Frères musulmans, qui est née dans les années 1920, qui s’est développée dans plusieurs pays, jusqu’à avoir des branches qui ont acquis une autonomie et ont construit un agenda national, que ce soit en Syrie, en Iraq, en Égypte ou en Tunisie et, d’autre part, une organisation comme l’État islamique, Daech, qui a déclaré comme apostats les Frères musulmans et les combat au quotidien… 
On pourrait aussi évoquer la rivalité entre les Frères musulmans et l’Arabie saoudite, qui s’est manifestée par le soutien saoudien au renversement du président égyptien Mohammed Morsi en 2013, le royaume considérant les Frères musulmans comme un concurrent face à son volonté d’hégémonie sur l’islam sunnite. On parle donc d’un ensemble complexe, avec des projets différents, voire antagoniques, avec pour certains courants comme les Frères musulmans des projets qui s’inscrivent dans les processus démocratiques, que ce soit en Iraq, en Tunisie ou en Égypte, et des organisations qui les combattent, comme l’État islamique. Si on regarde du côté des effectifs, cela n’a rien à voir non plus, avec un État islamique et des courants jihadistes extrêmement minoritaires chez les musulmans, tandis que les Frères musulmans représentent un courant de pensée largement implanté depuis près d’un siècle.
« L’islamisme » vu comme un tout unifié et menaçant est donc avant tout un concept épouvantail, qui ne correspond à aucune réalité, destiné à effrayer et à attirer les électeurs, ici, en racontant n’importe quoi à propos de ce qui se passe là-bas. 
Et dans ce même mouvement, on essentialise les musulmans, on a tendance à considérer que lorsqu’un musulman fait de la politique, c’est nécessairement « en tant que musulman », et l’on résume ses positionnements à son rapport à l’islam. 
On confond foi, engagement personnel, engagement politique, projet politique pour la société… Et l’on oublie que ce qui compte avant tout pour des courants comme les Frères musulmans en Égypte, comme Ennahda en Tunisie ou, à un autre niveau, l’UOIF en France, c’est de s’insérer dans un système politique qu’ils n’ont pas choisi mais qui leur permet d’être représentés. Ils n’ont pas forcément une volonté de remettre en cause ce système, de contester la démocratie, ils n’ont pas nécessairement un programme très original à apposer sur l’ensemble de la société. C’est ce qu’a montré, par exemple, l’expérience d’Ennahda en Tunisie, qui a été deux ans au pouvoir et dont le bilan est assez « classique » : économie libérale, peu de social, et pas de transformation profonde des rapports sociaux. 
Souvent, ces organisations évoluent même dans des contextes autoritaires où elles doivent se battre pour exister, où leur identité est niée. Elles mènent ainsi des combats qui s’articulent avant tout autour de la question de la représentativité, et donc de la démocratie. Assimiler « islam politique » et « rejet de la démocratie » est une erreur fondamentale. Souvenons-nous par exemple qu’en 2007 les Frères musulmans irakiens ont fait le choix des participer au processus électoral parrainé par les États-Unis qui avaient envahi le pays quatre ans plus tôt. 
En Égypte, ce sont même les Frères musulmans, élus démocratiquement, qui ont été renversés par un putsch, duquel les organisations jihadistes sont sorties renforcées. 
Le cas égyptien est particulièrement éloquent. Il existait en Égypte, avant le coup d’État de juillet 2013, des organisations jihadistes. Le putsch a produit un renforcement de ces organisations violentes, et même une prolifération de ces groupes, avec notamment Ansar Beit Al-Maqdis, qui prêtera allégeance à l’État islamique en 2014. Le message envoyé par l’armée égyptienne et l’Arabie saoudite qui a soutenu le putsch était clair : nous ne tolérerons pas que des organisations comme les Frères musulmans parviennent au pouvoir et l’exercent grâce aux voies démocratiques. Si la majorité des militants des Frères musulmans sont entrés dans la clandestinité sans renoncer à leurs engagements, d’autres se sont tournés vers d’autres organisations, et une infime partie a bifurqué vers le jihadisme. Et si ces derniers ont basculé dans la violence armée, c’est bien parce que le coup d’État et la répression sanglante contre les Frères musulmans a donné du crédit au discours selon lequel la démocratie n’est pas la solution et que seules les armes peuvent avoir une efficacité. 
L’exemple égyptien le montre bien : à lutter farouchement contre des organisations qui souhaitent s’insérer dans des processus démocratiques, on renforce les courants que l’on prétend combattre… Ce processus ne doit pourtant pas entretenir l’idée selon laquelle il y aurait une continuité entre les Frères musulmans et les courants jihadistes : les « transferts » sont extrêmement rares, sont le fruit de trajectoires individuelles, de cheminements personnels, et les militants jihadistes viennent de toutes les sphères de la société, pas de scissions au sein des organisations insérées dans les processus démocratiques. Qu’il s’agisse du projet ou de la stratégie, il n’y a pas de continuum entre ces courants, mais au contraire une grande étanchéité. 
Il y a, selon les études, entre quatre et cinq millions de musulmans en France. Comment les phénomènes que tu viens de décrire s’incarnent-ils ici ? 
Il existe en France une institution assez compliquée, le Conseil français du culte musulman (CFCM), créée par l’État lorsque Sarkozy était ministre de l’Intérieur. Le CFCM tente de représenter l’islam en France mais il n’y réussit pas vraiment. Dernièrement, la présidence du CFCM a été prise par un Turc, proche d’Erdogan, après des élections qui, rappelons-le, sont organisées au sein des mosquées. Aujourd’hui, les mosquées françaises sont gérées par des pays étrangers, ce sont eux qui forment les imams, donc il y a une répartition politique, étatique, de l’islam de France, qui se superpose à des dynamiques identitaires, religieuses, chez les musulmans de France. 
On retrouve un certain nombre d’organisations qui représentent plusieurs des courants que l’on a évoqués plus haut, ainsi que quelques autres, plus minoritaires. Mais une grande majorité des musulmans de France ne se reconnaît pas dans un courant particulier : ils vivent leur foi, pratiquent ou non, prient ou non… mais ne sont pas membres, ni même proches d’une quelconque organisation. 
On est ainsi très loin d’une communauté politique unifiée, qui aurait des attitudes politiques ou des comportements électoraux liés à un positionnement religieux commun, qui voterait comme un seul homme et promouvrait un même mode de vie et un même idéal politique et sociétal. Toutefois, à force de politiser à outrance toutes les discussions sur la religion musulmane et sa place en France, et de convoquer sans arrêt « l’islam politique » en oubliant qu’il s’agit avant tout d’une question de culte, de foi personnelle, on prend le risque d’enfermer toujours un peu plus les musulmans dans une identité essentialisée, a fortiori s’ils continuent de subir collectivement des discriminations liées à leur religion, comme c’est le cas aujourd’hui.   

lundi 14 novembre 2016

13 novembre : le jour d'après, l'année d'après

"Un an après", j'ai eu envie d'écrire. Mais je n'ai pas réussi.
Alors j'ai fait ça.
Juste un montage de captures d'écran et de photos que j'ai publiées sur Facebook, ou ailleurs.
Avec deux règles : n'utiliser que des captures d'écran datant de la période allant du 13 novembre 2015 au 13 novembre 2016, et uniquement à propos de la France.
J'avoue, un an d'un coup, ça fait un peu peur.
Mais voilà, on en est là.


vendredi 1 juillet 2016

État d’urgence : confortable entre-soi policier dans « C dans l’air »

Le 21 juin dernier, Yves Calvi recevait, sur RTL, Sophie Binet, de la CGT, pour l’interviewer au sujet de l’hypothèse de l’interdiction de la manifestation du 23 juin. Au cours de l’entretien, il lui posait la question suivante : « Depuis le début des manifestations, 554 policiers et gendarmes ont été blessés. Qu’avez-vous à leur dire ? » (sic). Une question qui nous a tellement plu que nous avons décidé de l’intégrer à notre vidéo recensant le « meilleur du pire » des interviews de syndicalistes transformées en interrogatoires.
Cette interview, durant laquelle Yves Calvi s’est fait l’avocat des forces de police et du ministère de l’Intérieur, nous a amenés à nous replonger dans nos archives, et dans les archives de l’émission quotidienne animée par Yves Calvi sur France 5 : « C dans l’air ». Nous avons en effet essayé de déterminer si l’interview policière du 21 juin était une pratique habituelle pour le journaliste, ou s’il s’agissait d’un exercice particulier lié au contexte de l’interdiction de la manifestation. Et nous n’avons été que très modérément surpris de constater qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’une pratique récurrente dans « C dans l’air », émission diffusée, rappelons-le, sur le service public.
Le « C dans l’air » du 20 avril dernier était ainsi consacré à l’état d’urgence. Une proposition tout à fait louable : informer les téléspectateurs sur un tel sujet est le rôle même du service public de télévision. Malheureusement, à cause d’un plateau quasi 100 % policier et d’un fil rouge qu’aurait pu écrire le ministère de l’Intérieur, le téléspectateur a davantage assisté à une déclaration d’amour aux forces de police qu’à un « décryptage » (selon la présentation de « C dans l’air » par France 5) de l’état d’urgence. Un mois plus tard, le 18 mai, Yves Calvi et « C dans l’air » récidivent lors d’une édition portant sur les violences lors des manifestations contre la Loi Travail : là encore, les propos sont centrés sur les forces de l’ordre, dont le point de vue est le seul audible sur le plateau.
Analyse de ces deux émissions (parmi bien d’autres) dont le parti pris, dans le choix des invités, des sujets, des personnes interviewées, et même des… questions SMS, n’a d’égal que les propos d’Yves Calvi lui-même, qui pourrait sans doute se porter candidat au poste de porte-parole du ministère de l’Intérieur.


lundi 8 février 2016

« Intifada des couteaux » : au Monde.fr, un récit partiel… et partial

Depuis le début du mois d’octobre, la situation en Israël et dans les territoires palestiniens occupés fait de nouveau « l’actualité ». L’explication ? Un nouveau « cycle de violences », pour reprendre la (maladroite) formule journalistique, avec 160 morts entre le 1er octobre et le 31 décembre. Ces récents développements, marqués notamment par des violences palestiniennes spectaculaires – et inhabituelles à cette échelle – prenant la forme « d’attaques au couteau » ou à « la voiture bélier » ont donné lieu à une large couverture médiatique.
À titre d’échantillon-témoin, sinon de référence, nous nous sommes intéressés au site du Monde, sur lequel nous avons relevé, pour la période considérée, pas moins de 46 articles, dont les titres mentionnent directement les « violences » en Cisjordanie, à Jérusalem et en Israël. L’analyse quantitative et qualitative de ces articles met en évidence un traitement particulièrement biaisé, pour ne pas dire partisan.