mercredi 18 novembre 2020

« Hold-up », le documentaire qui se trompe de complot

En quelques jours, le documentaire Hold-up, réalisé par Pierre Barnérias, est devenu l’objet de nombreuses discussions : dans les « grands médias », où articles, chroniques et débats se multiplient pour tenter, parfois, de « comprendre » les fortes audiences du documentaire (déjà près de trois millions de vues selon un décompte de France Inter) et, souvent, de démontrer qu’il est empli de contre-vérités, d’approximations et de manipulations ; dans la population également, avec de nombreuses discussions sur les lieux de travail ou les réseaux sociaux, mais aussi dans les familles ou les cercles amicaux. Avec un mot qui revient en boucle : « complotisme ».

Publié le 17 novembre sur le site l'Anticapitaliste.

Nous ne proposerons pas ici une critique linéaire du documentaire, ni une énième opération de « décryptage » de son contenu. D’autres l’ont fait, avec plus ou moins de réussite et plus ou moins d’honnêteté, pointant un certain nombre de problèmes : « experts » aux parcours douteux et/ou intervenant hors de leur domaine d’expertise, petits et gros arrangements avec les chiffres et les données scientifiques, informations inexactes, voire mensongères, etc. (1) Ce qui nous intéressera ici est plutôt la thèse du film, les bonnes et les mauvaises raisons de le qualifier de « complotiste », les explications rationnelles de son succès, et les dangers qui l’accompagnent. 


Au sens strict, un complot 


Le documentaire de plus de 2h40 propose, à grands traits, la thèse suivante, même si elle n’est jamais explicitement et complètement formulée : la dangerosité du Covid-19 a été volontairement exagérée par les gouvernants et autres « élites », notamment économiques, afin de leur permettre, à coups de mensonges, de faire accepter ou d’imposer un vaste projet de réorganisation de l’ensemble des rapports sociaux. La lutte apparente contre le Covid-19 dissimulerait donc un tout autre but, tenu secret et « révélé » par le film Hold-up qui aurait pu, d’après les propos de son producteur Christophe Cossé, s’appeler « Coup d’État ».

Il s’agirait donc bien, à proprement parler, d’un complot, au sens d’un projet élaboré et mené secrètement par un groupe d’individus, ici issus des milieux économiques, scientifiques, politiques et médiatiques, qui se seraient entendus pour construire et diffuser un vaste mensonge destiné à couvrir des desseins inavouables. C’est ce mensonge et ces desseins que Hold-up se propose de dévoiler, à grands renforts d’informations « censurées » et d’interviews inédites.  

Le documentaire est long, il accumule informations, témoignages et bribes d’analyses, joue sur les peurs et inquiétudes — légitimes — liées à la crise sanitaire et à sa gestion calamiteuse, mais l’un de ses principaux ressorts est la suggestion : certaines phrases sont inachevées, certains raisonnements incomplets, certaines informations peu ou pas commentées… Un procédé qui permet de donner l’impression à tout un chacun de ne pas se sentir contraint et de tirer ses propres conclusions, lesquelles sont toutefois bornées par le propos général — et unilatéral — du documentaire : quelles que soient lesdites conclusions, elles auront ainsi nécessairement comme point commun le fait de constater qu’« on » nous a menti, qu’« on » a voulu nous dissimuler la vérité, qu’« on » a élaboré des projets cachés, sans que les spectateurEs puissent réellement savoir, mis à part quelques noms (Bill Gates, Jacques Attali), qui est réellement ce « on », dans quels cadres « on » s’organise et prend des décisions et surtout comment « on » a pu élaborer un tel plan sans que personne — ou presque — n’en sache rien.  


L’opportunisme n’est pas un projet organisé


L’accusation de « complotisme » est aujourd’hui maniée avec beaucoup de légèreté, de façon intéressée, et sert souvent, en tout cas lorsqu’elle vient des autorités, qu’elles soient politiques ou médiatiques, d’arme de délégitimation massive. Elle est en effet de plus en plus souvent jetée au visage de toutes celles et tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, remettent en question l’explication dominante de certains événements ou phénomènes, voire taxent certains responsables politiques et/ou journalistes de diffuser des informations mensongères. 

Hors de question, en ce qui nous concerne, de hurler avec ces loups-là, a fortiori dans la mesure où l’on sait que des complots, au sens strict du terme, ont déjà existé (organisation du coup d’État de Pinochet en 1973, financement secret et illégal des contras au Nicaragua…), sans parler des mensonges d’État (plan « Fer à cheval » de Milosevic, armes de destruction massive en Irak…), et que rien n’interdit donc de penser qu’il pourrait en exister encore. Nier ces phénomènes et se contenter de taxer Hold-up et ses partisans de « complotistes », sans autre forme de cérémonie et souvent avec mépris et arrogance, ne peut que renforcer ces derniers : ceux qui nient l’existence de complots couvrent le complot, et démontrent dès lors son existence.

Si le documentaire Hold-up peut être qualifié de complotiste, ce n’est pas parce qu’il pointe les incohérences, voire les mensonges, des autorités, ni même parce qu’il veut faire entendre « autre chose » que la « version officielle ». À ce titre, nous serions nombreux à être complotistes, tant nous avons été nombreux à dénoncer ces mensonges et à affirmer que, contrairement à ce qu’ils prétendaient, nos gouvernants étaient avant tout préoccupés par la sauvegarde des profits et pas par la mise en œuvre d’une politique sanitaire efficace sauvant un maximum de vies.

Mais là où Hold-up bascule, c’est en confondant allègrement, d’une part, l’opportunisme de certains secteurs des classes dominantes, qui tentent de profiter d’une crise sanitaire bien réelle, et, d’autre part, un projet organisé visant à provoquer une crise sanitaire artificielle pour mettre en place un programme tenu secret. Affirmer que certains n’ont aucun scrupule à exploiter toutes les opportunités pour asseoir leur domination politique et/ou économique est une chose. Prétendre que des milliers d’individus, issus de dizaines de pays, de milieux professionnels hétérogènes, etc., se seraient secrètement entendus pour diffuser un même mensonge, en est une autre.


Un Hold-up contradictoire


On ne peut ainsi manquer de s’étonner, en visualisant Hold-up, de la facilité et de la rapidité avec lesquelles un réalisateur dont l’un des principaux faits d’armes était, jusqu’à présent, un documentaire sur les apparitions de la Vierge Marie (2), a pu, en quelques semaines, mettre à jour une telle conspiration. De toute évidence, le mensonge n’était guère bien protégé, et l’on se demande comment des journalistes de métier qui n’ont jamais manqué de s’en prendre aux autorités étatiques et/ou aux puissances économiques (de Mediapart aux journalistes d’investigation aux États-Unis), ont pu passer à côté d’un tel scoop. Ou alors feraient-ils et elles aussi, peut-être à leur corps défendant, partie du complot ? Poser la question, c’est y répondre, et l’on voit bien l’absurdité de la chose, a fortiori lorsque l’on sait qu’une large partie des informations factuelles « révélées » par Hold-up proviennent précisément… du travail de ces journalistes.

Deuxième problème, et pas des moindres : si certains, qu’ils soient propriétaires de grands groupes capitalistes ou responsables politiques, tirent leur épingle du jeu, cela n’empêche nullement que d’autres, qu’ils soient propriétaires de grands groupes capitalistes ou responsables politiques, figurent eux aussi parmi les victimes de la crise sanitaire. La perte de popularité, voire les défaites électorales, de divers gouvernements des pays capitalistes développés, et les pertes financières de grands groupes industriels, en raison notamment des politiques de confinement, sont là pour en témoigner. Et on se demande bien comment ceux-là, qui participent tout autant aux réunions internationales entre chefs d’État et/ou aux forums économiques mondiaux, n’auraient rien vu venir, ou auraient accepté docilement, et en silence, de figurer parmi les perdants de la crise.

Enfin, et la liste n’est pas exhaustive, on ne peut s’empêcher de relever l’un des paradoxes majeurs de Hold-up : le documentaire a en réalité recours à l’ensemble des procédés dont il accuse ceux qui organiseraient ou couvriraient les mensonges des autorités. Ainsi (et entre autres) : multiplication de l’appel à des « experts » dont les titres parfois ronflants (3) semblent servir essentiellement d’argument d’autorité, à défaut de preuves de ce qu’ils avancent ; sélection des chiffres et des statistiques qui servent le propos du documentaire, et dissimulation, voire élimination, des données gênantes (4) ; affirmations contradictoires, comme celle consistant à reprocher au gouvernement de ne pas avoir anticipé les stocks et les distributions de masques alors que le documentaire explique un peu plus tôt que les masques sont inutiles, et même dangereux… Reproduire, dans la construction d’un documentaire entendant dénoncer une grande « manipulation », les procédés malhonnêtes que l’on attribue à ceux qui nous « manipuleraient » : pour le dire « à la Hold-up », chacun pourra en tirer ses conclusions quant aux intentions et à l’honnêteté des auteurs du film (5).


Rationalités d’un succès


Force est toutefois de constater que Hold-up « fonctionne » et rencontre un écho considérable, apparaissant pour divers secteurs de la population comme rétablissant, sinon « la vérité », au moins « certaines vérités » sur la crise du Covid. Un phénomène qu’il ne s’agit ni de négliger ni de considérer avec mépris, dans la mesure où il s’explique rationnellement, trouvant sa principale source non dans une prétendue « crédulité » du public mais bien dans une défiance à l’égard, principalement, des responsables politiques et des grands médias. Une défiance qui ne date pas d’hier et qui est d’autant plus compréhensible au regard de la gestion calamiteuse de la crise sanitaire, des mensonges et contradictions de nos dirigeants, de leur absence totale de volonté d’associer la population aux décisions la concernant au premier chef, privilégiant l’autoritarisme et le paternalisme, mais aussi de la couverture médiatique catastrophique de la séquence « Covid », avec une course au sensationnalisme faisant fi de l’incompatibilité entre les temporalités médiatique et scientifique (6). Défiance à laquelle s’ajoute celle vis-à-vis des autorités sanitaires et médicales, voire de la science « institutionnelle » en général — d’où le succès de la figure du « médecin/chercheur rebelle » —, qui mériterait une étude à part entière et que nous ne développerons pas ici.  

Autre explication rationnelle de l’écho rencontré par Hold-up : le fait qu’il accumule un certain nombre d’informations et d’éléments bien réels qui tendent à montrer à quel point les puissants de ce monde privilégient leurs intérêts sur ceux des populations. Là encore, ce n’est pas nous, partisans du mot d’ordre « Nos vies, pas leurs profits », qui dirons la contraire, tant le système capitaliste démontre chaque jour un peu plus à quel point le règne du profit et de la concurrence à outrance est générateur de toujours plus de catastrophes, sanitaires, sociales, écologiques, et tant les « Big Pharma », pointées dans le documentaire, sont une caricature de ce système qui marche sur la tête. Et cela, aucun « fact-checkeur », aussi progressiste soit-il, ne pourra le « débunker ». D’où les impasses de toute critique de Hold-up se contentant de vouloir « rétablir la vérité » (7), mais aussi de toute entreprise de « lutte contre le complotisme » qui se limiterait à critiquer des « idées dangereuses » et ne s’attaquerait pas aux bases matérielles du développement de ce phénomène : captation des richesses et des postes de pouvoir par une petite minorité, inégalités sociales, autoritarisme, anémie du pluralisme dans les médias, etc. Dans de telles circonstances, il est en outre évident que les remontrances et les leçons de maintien arrogantes administrées par les tenanciers politiques et médiatiques de cet ordre économique et social fondamentalement injuste ne risquent pas de convaincre celles et ceux qui ont été séduits, même partiellement, par Hold-up. Bien au contraire.


S’organiser contre l’impuissance


Ces explications rationnelles ne signifient pourtant pas qu’un tel documentaire constituerait une arme pour lutter contre ces puissants qui nous emmènent dans le mur. En réalité, Hold-up désarme davantage qu’il n’arme, en se refusant obstinément à nommer les forces sociales, au-delà des individus, dont les intérêts sont structurellement contradictoires avec ceux de l’immense majorité de la population, laissant ainsi la porte ouverte à tous les fantasmes. Or, les capitalistes ne « complotent » pas, ils tentent de perpétuer et de renforcer un mode de production basé sur l’exploitation de la majorité par une minorité, et donc sur la domination, notamment organisée par le biais de structures politico-administratives nommées États. Face à cela, des gens résistent, des populations luttent, des forces sociales se mobilisent, et l’on ne peut que constater — sans grande surprise — à quel point cette dimension est omise de Hold-up, que ce soit en termes descriptifs ou de perspectives.

On notera ainsi l’absence totale, dans le film, de place donnée à celles et ceux qui, bien avant Hold-up, ont dénoncé, par leurs luttes concrètes, le scandale de la (non-)gestion de la crise sanitaire — notamment les personnels des hôpitaux débordés, quasi-invisibles dans le documentaire, sans doute parce qu’ils et elles ne cadraient pas avec l’idée d’une crise « exagérée » — et proposent d’autres perspectives que la passivité dans laquelle nous conforte le film. Car ce qui se dégage de Hold-up est bien un sentiment d’impuissance généralisée : comment se battre contre des complots, par définition cachés, contre leurs auteurs, par définition insaisissables, et contre des réseaux occultes, qui s’organisent par définition secrètement ? La réponse de Hold-up est simple, individuelle et « à domicile » : faire connaître Hold-up et financer sa société de production, mais aussi « s’informer par soi-même », sans doute en se tournant vers d’autres spécialistes de la traque des complots… dont on connaît malheureusement les inclinations politiques. Nous n’avons guère été surpris de constater que le complotiste antisémite Alain Soral faisait ainsi la promotion de Hold-up depuis son compte Twitter : « Visionnez ici Hold-up, le documentaire que l'oligarchie veut interdire ».

Or, si l’on veut vraiment lutter, ici et maintenant, contre la gestion calamiteuse de la crise sanitaire et contre le « monde d’après » — déjà là — des capitalistes (8), dans l’objectif d’aller au-delà de l’indignation et d’agir pour (tenter de) changer les choses, c’est tout autre chose qu’il faut faire, en refusant de se laisser charmer/tétaniser par des marchands de peur qui ont, eux aussi, un agenda personnel et/ou politique, pas toujours bien dissimulé. Il s’agit de ne pas céder au sentiment d’impuissance et de se battre concrètement, et collectivement, dès aujourd’hui, pour des droits bien réels, contre des politiques publiques tout sauf secrètes, décidées et mises en œuvre par des acteurs clairement identifiés, qu’ils soient au gouvernement ou dans les conseils d’administration du CAC 40. L’histoire, y compris récente, nous enseigne que c’est seulement lorsque les indignations individuelles se transforment en mobilisations de masse, posant la question d’une autre organisation de la société, que les puissants prennent peur et peuvent réellement vaciller.


(1) Voir par exemple Checknews, « Covid-19 : dix contre-vérités véhiculées par "Hold-up" », sur https://www.liberation.fr/france/2020/11/12/dix-contre-verites-vehiculees-par-hold-up_1805434, les Décodeurs, « Les contre-vérités de "Hold-up", documentaire à succès qui prétend dévoiler la face cachée de l’épidémie », sur https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/11/12/covid-19-les-contre-verites-de-hold-up-le-documentaire-a-succes-qui-pretend-devoiler-la-face-cachee-de-l-epidemie_6059526_4355770.html, ou Grégory Rozières, « "Hold-up", le documentaire sur le Covid-19 confronté aux faits scientifiques », en ligne sur https://www.huffingtonpost.fr/entry/documentaire-hold-up-sur-le-covid-19-science-complot_fr_5fad4c93c5b635e9de9fc76e.  

(2) M et le 3e secret (2014). Documentaire à propos duquel il expliquait en 2015 : « En tant que journaliste, mon opinion importe peu. Je tends le micro à Marie, qui s’adresse à ses enfants en plusieurs endroits de la planète et à plusieurs époques. Ce sont bien ses propos et non les miens. » Ou encore : « En tant que premier gouvernement mondial, rassemblant 1,2 milliards de fidèles sur toute la planète, l’Église catholique dispose d’un maillage unique qui attise les convoitises. Elle est l’objet d’infiltrations de la part de réseaux qui exècrent toute croyance en Dieu. Au fil de mon enquête, je découvre ainsi que le Parti communiste a infiltré les séminaires à partir des années 30. Je montre aussi que les sociétés secrètes le sont de moins en moins ! Les francs-maçons ont vite compris depuis deux siècles l’importance de contrôler ce gouvernement mondial. » 

(3) « Docteur en psychopathologie spécialiste des pathologies du pouvoir », « Expert en pharmacologie et toxicologie », « Chef d’entreprise spécialisée dans le numérique ». On notera même que l’un des « experts », Olivier Vuillemin, est présenté successivement comme « expert en fraude scientifique » et « expert en métrologie de la santé ». Mention spéciale à la « profileuse » Nadine Touzeau, interrogée à la fin du film, qui décrit les profils psychologiques de diverses personnes à partir de photos, s’appuyant sur leur regard ou la commissure de leurs lèvres… 

(4) Ainsi du cas de la Suède, citée comme exemple car elle n’aurait « pas confiné » (ce qui est déjà, en soi, une approximation) : le documentaire propose une infographie « montrant » que la Suède a connu un pic à 111 morts au printemps, tandis que la France atteignait un sommet à 1438 morts le 15 avril. Commentaire : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes ».  Sauf que les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes, et qu’on les fait toujours parler, en fonction de ceux que l’on choisit et de comment on les présente : Checknews indique ainsi que « sur toute la première vague, et pas seulement au moment du pic, la Suède comptait, en cumulé, davantage de morts que la France : au 18 juin, elle enregistrait ainsi 494 morts par million d’habitants, contre 442 par million d’habitants pour la France ».

(5) Comme l’a relevé Mediapart, le producteur Christophe Cossé déclarait d’ailleurs dans une récente interview publiée par France-Soir : « J’ai décidé il y a une dizaine d’années de parfaire ma formation en faisant un master en psy et en PNL [programmation neuro-linguistique] et c’est là que j’ai trouvé tous les outils de la manipulation ». Aveu ou maladresse ? (Cité dans Lucie Delaporte, « Le documentaire "Hold-up", une parodie d’investigation », en ligne sur https://www.mediapart.fr/journal/france/171120/le-documentaire-hold-une-parodie-d-investigation)

(6) Voir à ce propos l’excellente rubrique « Crise du coronavirus » de l’observatoire critique des médias Acrimed : https://www.acrimed.org/-Crise-du-coronavirus-

(7) Sur les limites intrinsèques de la « pensée fact-checkeuse », lire Frédéric Lordon, « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? » (novembre 2016), en ligne sur https://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-verite-ou-journalisme-post

(8) Voir notre article « Leur "monde d’après" est déjà là, la contre-offensive reste à construire », dans lequel nous nous intéressions déjà, en juin dernier, aux volontés capitalistes de profiter de la crise sanitaire, en nous appuyant sur une série de documents, de déclarations et de décisions tout sauf secrètes : https://lanticapitaliste.org/opinions/strategie/leur-monde-dapres-est-deja-la-la-contre-offensive-reste-construire

dimanche 1 novembre 2020

À lire : la Chauve-souris et le capital, d'Andreas Malm


L’auteur de l’Anthropocène contre l’histoire (la Fabrique, 2017) et de Comment saboter un pipeline (la Fabrique, 2020) récidive, et c’est une bonne nouvelle. Dans la Chauve-souris et le capital, Andreas Malm, géographe marxiste suédois, actualise sa démarche et ses analyses écologistes au moyen d’une « enquête » sur le Covid. Un réquisitoire contre les conséquences des destructions environnementales consubstantielles au capitalisme, doublé d’une réflexion et de propositions stratégiques, dans la lignée des précédents ouvrages de l’auteur.

Publié sur lanticapitaliste.org

« Ce monde pourrait être laissé tranquille »

Déforestation, commerce des animaux sauvages, circulation accélérée des personnes et des marchandises : pour Andreas Malm, l’émergence et la diffusion de l’épidémie de Covid-19 porte le sceau du capitalisme mondialisé. L’auteur relate ainsi les effets de la déforestation, qui provoque de brutaux déplacements d’espèces animales, et multiplie les lieux de « rencontres » improbables entre espèces, qui sont autant de foyers propices à la constitution et à la diffusion de nouveaux virus. Des virus qui atteignent de plus en plus, et de plus en plus rapidement, les êtres humains, du fait de leur présence accrue dans des zones où ils sont au contact d’espèces « sauvages », mais aussi du commerce lucratif des animaux dits « de brousse ».

Au total, et ce contrairement à ce que voulaient nous faire croire les adeptes de la « fin de l’histoire » et du progrès continuel que représenterait le capitalisme, on assiste à un regain des épidémies. « Il est pour ainsi dire logique que de nouvelles maladies étranges surgissent du monde sauvage : c’est précisément au-delà du territoire des humains que résident des pathogènes inconnus. Mais ce monde pourrait être laissé tranquille. Si l’économie actionnée par les humains ne passait pas son temps à l’assaillir, à l’envahir, à l’entailler, à la couper en morceaux, à le détruire avec un zèle frisant la fureur exterminatrice, ces choses n’auraient pas lieu. Bien à l’abri parmi leurs hôtes naturels, les agents pathogènes n’auraient pas à bondir vers nous. » Le Covid-19 a fait le saut.

« On nous a toujours dit que nous étions irréalistes »

Andreas Malm interroge également les stratégies mises en œuvre par les gouvernements pour tenter de freiner la diffusion de l’épidémie de Covid. Implacable constat là encore : le branle-bas de combat international s’explique par le fait que ce sont les pays capitalistes les plus riches qui ont été rapidement l’épicentre de la pandémie. Les mesures draconiennes mises en place (couvre-feu, confinement, etc.), imposées par l’état de délabrement des services de santé, sont analysées comme autant de décisions visant à éviter de véritables scandales sanitaires (hôpitaux débordant de malades de pouvant être accueillis, centaines de milliers de morts), mais aussi comme autant de démonstrations de l’égoïsme des pays riches, capables de prendre des mesures radicales uniquement quand « leurs » populations sont concernées.

Dans un stimulant parallèle avec la lutte contre le changement climatique, Malm montre ainsi que les mesures prises au printemps, jusqu’à la quasi-interruption de toute vie économique, constituent un précédent à prendre au sérieux. Depuis des années, on explique à celles et ceux qui luttent contre le changement climatique que leurs revendications manquent de toute forme de « pragmatisme » et qu’elles représenteraient des pertes économiques telles que le monde ne s’en relèverait jamais. Et pourtant : « Personne n’a jamais proposé de mettre le capitalisme sur “pause” du jour au lendemain pour sauver le climat. Personne n’a suggéré de réduire les émissions [de gaz à effet de serre] d’un quart en trente jours — la revendication d’une baisse de 5 ou 10 pour cent par an paraissait d’un extrémisme inacceptable. Personne n’a soutenu que l’humanité devait être mise sous couvre-feu. […] Et pourtant, on nous a toujours dit que nous étions irréalistes, idéalistes, rêveurs ou alarmistes. »

« Léninisme écologique »

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Andreas Malm revient sur l’attitude des révolutionnaires russes, et notamment de Lénine, face à la « catastrophe imminente » liée aux conséquences de la Première Guerre mondiale : « La guerre a engendré une crise si étendue, bandé à tel point les forces matérielles et morales du peuple, porté des coups si rudes à toute l'organisation sociale actuelle, que l'humanité se trouve placée devant cette alternative : ou bien périr, ou bien confier son sort à la classe la plus révolutionnaire, afin de passer aussi rapidement et radicalement que possible à un mode supérieur de productionChamp caché » (1). Pour l’auteur, les militantEs écologistes anticapitalistes devraient aujourd’hui actualiser une telle démarche, en expérimentant un « léninisme écologique » vu comme une « boussole de principes », qui assume une radicalité et une posture d’urgence liées à l’imminence de la catastrophe finale, défende le caractère éminemment conflictuel des revendications écologiques et l’impossibilité de parvenir à des compromis avec les capitalistes, en se situant dans une démarche de classe… et de mobilisation.

La Chauve-souris et le capital : stratégie pour l’urgence chronique, Andreas Malm (traduit de l'anglais par Étienne Dobenesque), éditions la Fabrique, 248 pages, 15 euros.

(1) V.I. Lénine, « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », dernier chapitre (1917).