jeudi 17 octobre 2019

Ficher les Musulman·e·s : « L’idée est excellente, mais un peu prématurée »


Au milieu de la déferlante islamophobe de ces dernières semaines, avec notamment une énième « polémique » raciste à propos des mères voilées accompagnant les sorties scolaires, la « fiche de remontée des signaux faibles » élaborée par l’université de Cergy et envoyée à l’ensemble de ses personnels a certes fait parler d’elle, mais force est de constater que le scandale qu’auraient dû susciter l’existence et la diffusion d’un tel document n’a pas eu lieu. On parle pourtant bien d’un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation. Il est peut-être nécessaire de le répéter : un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation. 

Délation civique
La lecture de la « fiche » est atterrante. Une longue liste de « signaux faibles [de "radicalisation"] liés au comportement d'une personne connue » est établie, parmi lesquels un « changement de tenue vestimentaire » avec, pour les hommes, « port d'une djellaba » ou « port de pantalon dont les jambes s'arrêtent à mi-molets » (sic) et, pour les femmes, « apparition du port d'un voile » ou « port d’un niqqab ». Autres « signaux faibles », le « changement de physionomie » avec « port de la barbe sans moustache », mais aussi « [l’]arrêt soudain de consommation de nourriture à base de porc » et/ou « [la] consommation récente de produits hallal ». En d’autres termes, tout comportement assimilable à une pratique de l’islam est un « signal faible » qui doit faire l’objet d’une notification à l’administration. 
En effet, comme le rapporte France Info, « le mail [accompagnant la fiche] précise que, s'il est constaté qu'un étudiant présente un ou plusieurs de ces signaux, il faut renvoyer le formulaire rempli à l’administration. » Le pire n’étant jamais certain mais toujours possible, l’appel au fichage se fait au nom du « civisme », le mail stipulant que  « la sécurité étant l’affaire de tous, signaler des événements qui pourraient avoir des conséquences graves est un acte de civisme. » Aucun doute, les rédacteurs de cette fiche et de ce mail ont dû, à défaut de s’interroger sur le sens d’une démarche consistant à encourager le fichage administratif des musulmanEs, lire avec beaucoup d’attention l’Islam pour les nuls et la Délation expliquée aux enfants.   



« Maladresse » ?
Plusieurs enseignantEs de l’université de Cergy ont rendu publique la fiche, ce qui n’a pas manqué de déclencher, au vu de l’énormité de la chose, un petit buzz. La direction de la fac a alors rétropédalé, présentant ses excuses et évoquant « une formulation inappropriée et source d’incompréhension ». Qu’en des termes délicats ces choses-là sont dites ! Courageusement, la direction parle « [d’]un message diffusé en interne », sans préciser les conditions de son élaboration et de sa validation, tandis que le président François Germinet assure qu’il s’agit de « [l’]initiative personnelle » d’un fonctionnaire de l’université, comme si ladite initiative avait pu être prise sans une discussion préalable et sans l’assentiment de la présidence.
Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a de son côté brillé par la modération de ses propos, se contentant d’un tweet dans lequel elle affirme qu’elle « désapprouve » la fiche de l’université de Cergy. Une enquête ? Des sanctions éventuelles ? Que nenni ! Une « désapprobation », et on passe à la suite… Interviewée sur BFM-TV le 15 octobre, la députée Laetitia Avia, porte-parole de LREM, a fait preuve de tout autant de fermeté : « Le fichier qui a été produit par l’université de Cergy est maladroit ». Lorsque l’on connaît la propension du gouvernement et de la majorité à « s’émouvoir », à « condamner » et à « faire preuve de fermeté » dans d’autres circonstances, nul doute que les réactions particulièrement mesurées de ces derniers jours n’ont qu’un seul but : relativiser les choses et étouffer « l’affaire ». 

Du Castaner en fichier Excel
Une attitude qui, somme toute, n’a rien de surprenant. Difficile en effet de ne pas voir que l’envoi d’une telle fiche à l’ensemble des personnels de l’université de Cergy, accompagnée d’un appel à la délation civique, n’est rien d’autre qu’une mise en musique, certes peut-être un peu zélée, des préconisations de Macron et Castaner. Le premier avait ainsi été évoqué, lors de l’hommage aux quatre policiers assassinés à la préfecture de Paris, la nécessité de « faire bloc » contre le « terrorisme islamiste » et, pour ce faire, de construire une « société de vigilance » dans laquelle chacunE est invité à repérer « les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la république ». 
Entendu par une commission de l’Assemblée nationale, Castaner avait précisé les choses : « Parmi les signes qui doivent être relevés, un changement de comportement, comme le port de la barbe, la pratique régulière et ostentatoire de la prière rituelle, une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en matière de Ramadan. Ce sont des éléments qui doivent permettre de déclencher une enquête approfondie  ».  Interviewé sur BFM-TV le 13 octobre, Blanquer y était lui aussi allé de sa contribution, en rangeant parmi les « signaux faibles » le fait qu’il y ait à l’école « des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille. » Difficile pour le gouvernement et la majorité, dans de telles conditions, de s’insurger face à l’initiative prise par l’université de Cergy, qui n’est en réalité rien d’autre que du Castaner transposé dans un fichier Excel, accompagné d’un mail traduisant en langage administratif les appels de Macron à la « vigilance » collective. 

***

Loin d’être un « dérapage », l’élaboration et l’envoi de la « fiche de remontée des signaux faibles » de l’université de Cergy ne sont rien d’autre qu’un aperçu de ce qui nous attend si la riposte et la contre-offensive ne sont pas à la hauteur : une société de la stigmatisation, de la suspicion et de la délation organisées par l’État, dans laquelle les Musulman·e·s seront constitués, non seulement idéologiquement, mais aussi socialement et administrativement, comme un corps étranger à la collectivité. Soit la légitimation « par en haut » d’une logique d’épuration de l’espace public, dans lequel les seuls Musulman·e·s tolérés – au nom de la « sécurité » – seront les Musulman·e·s « invisibles », et donc une légitimité de facto accordée à ceux qui agiront – par « civisme » bien sûr – pour s’assurer que les récalcitrant·e·s se soumettent, par la force s’il le faut. 
Exagération ? Ou pas. 
Un formulaire administratif destiné à ficher les MusulmanEs, accompagnant un courrier encourageant les salariéEs d’une administration publique à la délation.





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