Novembre 2017. Le texte ci-dessous est la préface que j’ai rédigée au livre de Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza, récemment publié aux éditions Scribest. Une préface que je mets en ligne pour attirer l’attention sur la sortie de cet excellent ouvrage, indispensable pour mieux connaître les réalités de Gaza.
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À l’aube du 31 mai 2010, des navires de guerre israéliens arraisonnent, dans les eaux internationales, les navires de la première « Flottille de la Liberté » qui font route vers Gaza. L’assaut est d’une violence inouïe : plusieurs dizaines de passagers de la Flottille sont blessés, et neuf militants turcs sont tués à bord du Mavi Marmara. Selon les rapports d’autopsie, la plupart des victimes ont été tuées par des tirs à bout portant, au visage, dans la tempe ou à l’arrière de la nuque.
Des exécutions sommaires qui n’ont jamais abouti à aucune condamnation – sinon verbale – de l’État d’Israël, alors même que la Cour pénale internationale a reconnu en novembre 2014, par la voix de la procureure Fatou Bensouda, « que l’on pouvait raisonnablement penser que des crimes de guerre relevant de la compétence de la Cour pénale internationale avaient été commis » à bord du Mavi Marmara, tout en refusant de poursuivre Israël.
Au matin du 31 mai 2010, en entendant les nouvelles à la radio, j’ai dans un premier temps eu du mal à y croire. Avant de me résoudre à accepter la vérité. Et de répéter alors, à voix haute, durant de longues minutes, affalé dans un fauteuil, le regard dans le vide : « Ce n’est pas possible, ils l’ont fait ». Quand l’incrédulité le dispute à la colère, l’abattement à l’indignation, la tristesse à la rage.
Dans les heures et les jours qui ont suivi, la vie de nombre d’entre nous s’est réorganisée autour d’un seul objectif : gagner la bataille de la communication. La machine de propagande israélienne s’était en effet immédiatement mise en route, répétant à l’envi que les commandos ayant mené l’assaut étaient en état de légitime défense, et que les seuls coupables étaient les organisateurs et les passagers de la Flottille.
Tandis que nous écrivions des argumentaires, des articles et des tribunes, que nous diffusions les témoignages écrits, audios et vidéos, des témoins de la tuerie, que nous organisions des rassemblements et des conférences de presse, que nous interpellions le Quai d’Orsay, les inconditionnels d’Israël ne reculaient, en effet, devant rien, remettant au goût du jour la célèbre formule selon laquelle « plus c’est gros, mieux ça passe ».
Des rumeurs sur la présence d’armes à bord des navires étaient lancées, photographies bidonnées à l’appui. Le discrédit était jeté sur la Flottille, accusée de « lien avec l’islam radical » ou avec des « groupes terroristes ». Les « intellectuels » montaient au créneau, BHL qualifiant la Flottille d’ « épopée misérable », Alain Finkielkraut expliquant que « le bain de sang a[vait] été délibérément provoqué par les organisateurs » et l’inénarrable Yann Moix forgeant le concept de « terrorisme humanitaire ».
Écrire malgré, et contre, le blocus
Cet épisode demeure, pour nombre des militants du mouvement de solidarité, un moment clé, voire même fondateur. L’assaut sanglant contre la Flottille et la propagande grossière qui s’en est suivie ont été perçus, à juste titre, comme le signe de la détermination d’Israël à refuser toute remise en question du blocus de Gaza et toute expression visible d’une solidarité collective et militante avec la population gazaouie.
Depuis lors, une variété d’attitudes s’est exprimée en France, que l’on pourrait regrouper en trois grands types : l’obstination, le découragement, la recherche d’alternatives. L’obstination de celles et ceux qui ont continué de tenter de rejoindre Gaza dans le cadre de « missions » regroupant plusieurs dizaines, voire centaines de personnes. Le découragement de celles et ceux qui ont renoncé, par dépit ou par lassitude, à essayer de se rendre à Gaza et qui ont reporté leurs efforts sur la Cisjordanie et Jérusalem. Les alternatives, avec notamment l’envoi de petites délégations via l’Égypte, ou les entrées « individuelles » à Gaza.
Vivian Petit fait partie de ce troisième groupe : celles et ceux qui ont décidé de se rendre individuellement ou en petits groupes dans la bande de Gaza, avec la particularité notable d’y être demeuré pendant un période relativement longue. Les lecteurs et lectrices découvriront dans la première partie de ce livre les raisons qui l’ont conduit à se rendre dans cette « prison à ciel ouvert », ou plutôt les imagineront, tant elles semblent obscures pour l’auteur lui-même.
En lisant l’ouvrage de Vivian, et notamment les premières pages, j’ai eu l’impression d’être renvoyé 15 ans en arrière, lorsque j’ai pris la décision, au cours de l’année 2001, et alors que j’étais âgé de 21 ans, de m’installer pour une durée indéterminée dans les territoires palestiniens. Aujourd’hui encore, lorsque l’on me demande d’où cette idée m’est venue, j’ai bien du mal à formuler une réponse, car je crains que celle-ci ne soit une reconstruction a posteriori, influencée par la place centrale qu’occupe depuis, dans ma vie, la question palestinienne.
Mais finalement, peu importent les raisons initiales, quand bien même elles auraient été irrationnelles. Car c’est précisément l’absence de rationalité qui est l’une des caractéristiques principales de la vie dans les territoires palestiniens, a fortiori à Gaza. L’enfermement, la précarité, l’absence de perspectives politiques et la crainte permanente d’une nouvelle intervention militaire d’ampleur venue d’Israël conditionnent la vie quotidienne des Gazaouis. Il est d’autant plus difficile pour l’observateur étranger d’essayer de la comprendre et d’en rendre compte.
Gaza vit, mais Gaza souffre
L’une des forces du texte de Vivian Petit est de se situer au carrefour entre le témoignage personnel, la chronique de la vie quotidienne à Gaza et la mise en perspective politique. Ni simple carnet de bord, ni texte d’analyse déshumanisé, ni tentative présomptueuse de dresser un « portrait » de Gaza et de ses habitants, le livre de Vivian opère des allers retours entre la France et Gaza, entre l’individuel et le collectif, entre la petite et la grande histoire.
Et c’est tant mieux. Car on connaît mal Gaza, avant tout considérée comme « la rebelle », « la martyre », « le symbole » ou, dans d’autres cercles, « l’entité hostile ». Or, au-delà de ces généralités et de ces généralisations, Gaza est avant tout un territoire assiégé dans lequel la vie, malgré tout, a continué jusqu’à présent de suivre son chemin. « Une vie de moins », pour reprendre le titre d’une chanson interprétée par le groupe Zebda et écrite par l’historien Jean-Pierre Filiu, dans laquelle on manque à peu près de tout, sinon d’imagination.
Yitzakh Rabin avait en son temps déclaré qu’il rêvait de « voir Gaza sombrer dans la Méditerranée ». Voilà qui méritait bien un prix Nobel de la paix. Qu’on la considère comme martyre ou rebelle (ou les deux à la fois), Gaza est avant tout, comme on le verra dans ce livre, vivante, même s’il ne s’agit pas ici de se payer de mots en versant dans une vision romantique d’un peuple palestinien toujours debout et toujours résistant. Gaza vit, mais Gaza souffre, et Gaza a besoin d’aide. Car Israël n’en a pas fini avec Gaza.
On a tendance à oublier, en effet, que la petite bande côtière est très majoritairement peuplée de familles de réfugiés qui ont été expulsés de leur terre en 1947-49. Ce bout de terre, berceau de la première Intifada, bastion de la résistance armée, est en réalité un miroir qui renvoie l’image de la véritable nature et les contradictions inhérentes au projet d’établissement d’un État juif en Palestine : l’expulsion, la répression et l’enfermement, consubstantielles à l’établissement et à la survie de l’État d’Israël, ne peuvent faire disparaître un peuple et ses aspirations.
Le blocus, les opérations militaires quotidiennes et les vagues de bombardements (2006, 2008-2009, 2012, 2014) sont en ce sens l’expression de la nécessaire fuite en avant d’Israël face à ses contradictions : Israël est né de la négation des droits du peuple palestinien et ne peut dès lors survivre qu’en continuant de les nier, en ne tolérant aucune forme de remise en question de sa mainmise coloniale. À défaut de pouvoir faire disparaître Gaza, le blocus est un moyen de couper Gaza du reste du monde, mais aussi de couper le monde de Gaza, et d’accomplir, symboliquement, le vieux rêve de Rabin.
Un peu de notre humanité qui disparaît
C’est pourquoi le livre de Vivian Petit mérite d’être lu, et d’être largement diffusé. Il est en effet, par son existence même, et a fortiori par son contenu, un instrument de rupture du blocus de Gaza : en donnant à voir ce qu’Israël ne veut pas que le monde voit ; en rappelant les enjeux politiques, au-delà de la tragédie humaine vécue par la population de la petite bande côtière ; en convaincant que Gaza a besoin de notre soutien, et que ce soutien n’a pas à avoir honte de s’exprimer, bien au contraire.
À l’heure où ces lignes sont écrites, l’attention se porte sur une autre ville devenue symbole du martyr, Alep, depuis laquelle une population assiégée et victime de bombardements massifs et indiscriminés appelle le monde au secours. Certains s’indignent, d’autres condamnent, peu agissent, beaucoup n’en ont cure. Sans même parler de ceux qui, confondant l’anti-impérialisme et la pseudo-géopolitique campiste à courte vue, tentent de trouver des excuses au régime Assad et à ses alliés iraniens et russes. Une situation qui, malgré les spécificités respectives des situations syrienne et palestinienne, fait à bien des égards penser à la situation de Gaza.
Alep mérite notre soutien, tout comme Gaza mérite notre soutien. Parce que face au déséquilibre des forces en présence, seule une mobilisation internationale, qui ne doit en aucun cas se confondre avec un appel à une intervention des armées responsables de la descente aux enfers du Moyen-Orient, peut renverser un tant soit peu la vapeur. Parce que c’est un peu de notre humanité qui est en train de disparaître à mesure que des populations insoumises sont réduites au silence par la généralisation de l’emploi des moyens militaires les plus barbares. Parce que chacune de leurs défaites est, aussi, notre propre défaite.
Quelques jours après le sanglant assaut contre le camp de réfugiés de Jénine en avril 2002, Daniel Bensaïd avertissait : « Que notre dextre se dessèche et que notre langue colle à notre palais si nous oublions Jénine ». Nous n’avons pas oublié Jénine. N’oublions pas Gaza.
JS, le 6 octobre 2016
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