samedi 28 juillet 2018

L. De Cock et M. Larrère : « Nous défendons une histoire politiquement située, à rebours d’une neutralité qui tient du leurre »

« Historiennes, enseignantes et détricoteuses » : ainsi se présentent Laurence de Cock et Mathilde Larrère, qui seront invitées lors de la prochaine université d'été du NPA. Elles y animeront – entre autres – un atelier intitulé « Histoire : la vulgarisation est un sport de combat ». Nous leur avons posé quelques questions autour de cette thématique, en attendant de les entendre développer leur propos plus longuement à Port-Leucate. Entretien publié sur le site du NPA
Vous dites que la vulgarisation historique est « un sport de combat ». En quoi consiste ce combat ? Contre qui se mène-t-il ?
Il y a déjà un gros travail de réhabilitation du terme : la vulgarisation, aux yeux de beaucoup, c’est « vulgaire », c’est de la simplification des savoirs à destination des ignorants, c’est donc un peu dégradant pour celui dont le privilège est de détenir (et parfois de construire) ce savoir. C’est surtout dans le domaine académique que le terme, et surtout le choix, de vulgarisation reste encore marginalisé (même si les choses bougent) ; on ne fait pas carrière sur ses capacités à vulgariser. Pire, on est souvent soupçonné de ne pas faire de travail « sérieux », ou de juste chercher la lumière des projecteurs. Or, cela relève à nos yeux de la responsabilité des chercheurs rémunérés par l’État : mettre en partage le produit de ses recherches comme un savoir public. Démocratiser en somme et ne pas en faire un capital à faire fructifier. Cela nécessite aussi de montrer combien, en réalité, vulgariser implique de bien connaître un sujet, de maîtriser à la fois l’art du récit et celui de l’analyse, qu’en d’autres termes, c’est un véritable savoir-faire. 
Ajoutez à cela que la vulgarisation la plus médiatique est actuellement dans les mains de promoteurs d’un roman national nauséabond contre lequel il convient de lutter, tout à la fois en déconstruisant le roman national, en relevant ses erreurs, et en en démontant la prétendue neutralité pour en révéler les positions politiques (nationalistes, souvent monarchistes, dans tous les cas conservatrices). 
Qui plus est, nous défendons toutes les deux une histoire politiquement située, à rebours d’une neutralité qui tient du leurre. Mais cela nous expose à des tactiques de délégitimation du propos qui, parce que militant, ne pourrait être scientifique. Il faut à nouveau se battre contre ces critiques et réhabiliter l’histoire engagée.
La vulgarisation est donc pour nous un combat pour la démarche (vulgariser), le contenu (une histoire émancipatrice, populaire) et le positionnement (militant, engagé).
Vulgariser une histoire émancipatrice est alors un sport de combat que l’on mène dans une arène publique souvent violente, ce qui implique de s’exposer.
Réjouissons-nous cependant, la vulgarisation scientifique tend à gagner du terrain, et nous sommes de plus en plus nombreux et nombreuses à descendre de la tour d’ivoire des milieux académiques.
Vous faites un usage important des « nouvelles technologies », en premier lieu des réseaux sociaux. Quels sont les avantages (et les limites...) de ces supports ?
Ce sont des espaces qui produisent le pire comme le meilleur. Pour évacuer rapidement la face noire, ce sont des lieux d’une très grande violence, et comme les sujets que nous abordons sont, la plupart du temps, politiquement sensibles, il n’est pas rare que nous nous prenions une salve d’injures et de menaces, un trolling bien sexiste qui plus est. Mais cela n’assombrit pas totalement les opportunités de ces outils. C’est Mathilde qui a inauguré quelque chose avec ses threads historiques sur Twitter (série de tweets qui rapportent et analysent des événements, les trajectoires biographiques). Il nous arrive d’en écrire à quatre mains surtout lorsqu’il y a des enjeux mémoriels sur lesquels travaille plutôt Laurence. La restriction en terme de signes sur Twitter peut être une limite, sauf à la prendre comme une gageure, une contrainte avec laquelle jouer. 
De manière générale, nous utilisons Twitter de deux façons : comme des médias au sens propre, à savoir des lieux de médiation des savoirs et de mise en visibilité de questions parfois minorées dans les médias dominants, mais aussi comme un espace d’éducation populaire. De ce point de vue c’est une expérience assez inédite : nous touchons plusieurs dizaines de milliers de personnes sur Twitter, au-delà donc du lectorat des articles scientifiques et le système est ainsi fait que beaucoup de journalistes relaient (et parfois s’inspirent) de ce que nous publions. Par exemple, notre petite expérience des Détricoteuses sous la forme d’une conversation Whatsapp a vraisemblablement inspiré le Monde et Libération qui proposent à leur tour de l’information sous ce type de formats. 
Cela implique de réfléchir et de travailler à une écriture historique qui ne saurait être celle d’un article scientifique, mais cela permet de s’autoriser des formes d’humour qui sont aussi rafraîchissantes !
Est-il (toujours) possible d’enseigner, dans le cadre d’institutions scolaires victimes de « réformes » dont les motivations ne sont pas seulement économiques mais aussi idéologiques, une « autre histoire », une « histoire populaire » ?
Alors là, il faut distinguer deux types d’institutions que nous représentons respectivement : l’université et l’école. 
À l’école, la situation est en effet de plus en plus complexe pour plusieurs raisons, à commencer par l’accentuation du contrôle des enseignants par des programmes très contraignants doublés de recommandation pédagogiques émanant du ministère lui-même (sur l’apprentissage de la lecture et des mathématiques, par exemple) et qui, même si elles ne sont officiellement pas des obligations, produisent à la fois un sentiment de disqualification et d’infantilisation chez les collègues ainsi qu’une impression de caporalisation. Cela touche aussi les programmes d’histoire soumis aux pressions des tenants du roman national. Si les enseignants les plus aguerris et titulaires de concours de la fonction publique savent comment résister, les plus jeunes ou les plus précaires (amenés à être de plus en plus nombreux) sont très fragilisés. Dans ce contexte, la résistance au rouleau compresseur des réformes est en effet rendue très complexe. Raison pour laquelle d’ailleurs, le travail collectif que nous menons à côté (dans les syndicats, les associations, nos ouvrages et sur les réseaux sociaux) s’avère capital. 
À l’université, le problème est de nature différente. Pas de programme, une réelle liberté des contenus des cours, mais des logiques d’évaluation et de carrière qui ne prennent pas – ou pas suffisamment – en compte l’enseignement, un envahissement chronophage des tâches administratives qui rogne sur le temps nécessaire à la préparation des cours, le tout dans un contexte où la réflexion sur une pédagogie adaptée à l’université reste bien trop faible. 

vendredi 20 juillet 2018

Affaire Benalla : il y a quelque chose de pourri dans la Macronie

Mercredi 18 juillet, le Monde révélait, images à l’appui, qu’Alexandre Benalla, chargé de mission à l'Élysée en tant qu'adjoint au chef de cabinet d’Emmanuel Macron, s’était rendu coupable, le 1er mai, de violences contre des manifestantEs place de la Contrescarpe à Paris, coiffé d'un casque à visière et muni d’un brassard de police. Depuis ces premières informations, les révélations s’accumulent, le pouvoir s’embourbe dans des explications fumeuses, des enquêtes sont ouvertes, et l’affaire Benalla est ainsi rapidement devenue une affaire d’État.
L’Élysée et l’Intérieur savaient
Toutes les informations réunies par la presse démontrent que l’Élysée et le ministère de l’Intérieur étaient au courant des agissements de Benalla, et ce dès l’immédiat après-1er mai. Le 2 mai, Gérard Collomb est ainsi informé des faits. Le ministère de l’Intérieur en informe à son tour la présidence et, le 3 mai, Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, écrit à Benalla pour lui reprocher son « comportement manifestement inapproprié » et pour lui notifier une mise à pied de 15 jours. Une sanction identique est prise contre Vincent Crase, gendarme réserviste comme Benalla dont il est un ami, et collaborateur occasionnel de l’Élysée, également présent place de la Contrescarpe. 
La Macronie a-t-elle pensé que la sanction était appropriée ? Si tel est le cas, le moins que l’on puisse dire est que le pouvoir est particulièrement compréhensif à l’égard d’un individu qui s’est rendu non seulement coupable de violences, mais aussi – entre autres – d’usurpation de fonctions, soit des délits passibles de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende… Une sanction qui n’aura pas eu, en outre, de conséquences pour Benalla, présent dans le bus des « Bleus » sur les Champs-Élysées lundi 16 juillet, après avoir été mobilisé lors de l'entrée au Panthéon de Simone Veil, le 1er juillet. Une bienveillance qui contraste avec l’extrême sévérité requise – et mise en œuvre – contre les syndicalistes ou les militantEs solidaires des migrantEs…  
Un scandale d’État
La grossièreté de la manœuvre est d’autant plus choquante qu’elle est révélatrice du sentiment d’impunité qui semble régner aux sommets de l’État. On ne peut en effet qu’être stupéfaits face à de tels comportements, qu’il s’agisse de celui de Benalla, confiant au point de se déguiser en flic pour frapper des manifestantEs, ou de l’Élysée qui a cru, du moins dans un premier temps, que la meilleure posture était de rester « droit dans ses bottes », et de faire le pari que « l’affaire » ne prendrait pas trop d’ampleur. Une attitude qui, venant des petits génies de la com’ qui composent la team Macron, est une illustration frappante du fait que le pouvoir jupitérien se croit non seulement tout permis mais pense en outre que tout peut être contrôlé et étouffé si nécessaire. 
Et au-delà de l’Élysée, c’est bel et bien à un scandale d’État que nous sommes confrontés. En effet, les ramifications de cette affaire, au fur et à mesure que les jours passent, sont de plus en plus complexes et de plus en plus troublantes : des policiers qui ont accepté de protéger physiquement Benalla à ceux qui, comme on l’a appris ce matin, lui ont transmis illégalement des images de vidéosurveillance, en passant par les révélations sur le « Monsieur sécurité » de Macron, déjà coupable de violences contre des militantEs et des journalistes, et à la tête d’une obscure « Fédération française de la sécurité privée » aux airs de milice, créée en 2016 avec Vincent Crase, il semble que l’on ne soit pas au bout de nos surprises… 
Une manifestation de l’air du temps
Notons au passage que la petite musique qui se fait entendre depuis quelques jours, selon laquelle Benalla aurait « déshonoré » la police, a de quoi faire rire jaune. Entre ceux qui tentent de distinguer la « bonne » police des « mauvais » barbouzes et ceux qui ne semblent pas être choqués par les violences perpétrées par l’adjoint au chef de cabinet de Macron mais seulement par le fait qu’elles ont été commises par un usurpateur et non par un « vrai » flic, c’est un étrange front qui se constitue. Car si l’affaire Benalla est révélatrice du fonctionnement de la Macronie, elle est également une manifestation de l’air du temps : celui des violences policières commises en toute impunité, avec la bénédiction et les encouragements du pouvoir, au point qu’un conseiller élyséen y participe directement avec la bienveillance de sa hiérarchie ! 
Il n’y a rien d’accidentel dans cette « affaire », sinon qu’elle a été rendue publique. La présence d’individus comme Benalla dans les plus hautes sphères de l’État et leur sentiment d’impunité –  malheureusement justifié – démontre, s’il en était encore besoin, qu’il y a quelque chose de pourri dans la Macronie. L’affaire Benalla, dont on ne connaît pas encore les futurs développements, pourrait nous en apprendre beaucoup sur les pratiques de ce pouvoir à l’air – faussement – décontracté, moderne et branché, alors qu’il s’inscrit dans une longue tradition, celle des clans qui privatisent l’État pour leurs intérêts et ceux de leurs amis, un processus particulièrement facilité par la nature antidémocratique des institutions de la Ve République. Le barbouze Benalla, dont tout indique qu'il est un très proche de Macron, va probablement être « exfiltré », ce que semble confirmer son licenciement annoncé ce matin. Mais ne nous y trompons pas : c’est toute la Macronie qui est en cause et, au-delà, des institutions et un système qui n’ont que trop duré. 

mardi 17 juillet 2018

Victoire de l’équipe de France : rien à foot ?

Publié sur le site du NPA
Face à l’injonction à l’unanimisme et contre la rhétorique nauséabonde de « l’unité nationale », nous revendiquons le droit d’être « grincheux ». 
« Que certains grincheux enragent parce que le peuple est heureux laisse perplexe. La France est si belle quand elle est heureuse. Cela faisait pas mal de temps que cela n’était pas arrivé. Réjouissons-nous. Simplement. » L’éditorialiste du Parisien (17 juillet) n’y va pas par quatre chemins en intimant à ses lecteurEs de se réjouir, égratignant au passage les « grincheux » qui ne seraient pas enthousiastes devant les images des marées bleu-blanc-rouge qui ont envahi les villes de France le 15 juillet au soir après la victoire de l’équipe de France, et les Champs-Élysées le 16 juillet pour célébrer le « retour des Bleus ». Une injonction à la réjouissance, davantage qu’une invitation, révélatrice d’un phénomène antérieur, qui s’est approfondi à mesure que l’équipe de France de football se rapprochait de la victoire en Coupe du monde, prenant la forme d’une mise en demeure : soyez foot, soyez bleu, soyez France. 
Le droit d’être « grincheux »
Nous revendiquons pour notre part le droit d’être « grincheux ». Non parce que nous « enragerions » devant les images de foules en liesse ou parce que nous serions insensibles à la fête, aux sourires et aux cris de joie. Ni parce que nous détesterions par principe le football, voire le sport en général, que nombre de militantEs anticapitalistes et révolutionnaires pratiquent, entre amiEs ou en club, tout en étant lucides, comme bien d'autres, sur les dérives du sport-compétition, du sport-business et du sport-spectacle. Ni même parce que nous penserions que s’enthousiasmer à l’occasion d’une compétition sportive serait par nature une attitude réactionnaire.  
Nous revendiquons le droit d’être « grincheux » face aux injonctions à l’unanimisme, quelles qu’elle soient et d’où qu’elles viennent, qu’il s’agisse d’être « Charlie » (version tragique) ou d’être « Bleus » (version joyeuse). Des injonctions excluantes, venues de responsables politiques, d’intellectuels ou d’éditorialistes qui s’arrogent le droit de dire ce qu’il convient de faire et de ne pas faire et, plus grave sans doute, qui s’autorisent à tracer une ligne entre les « bons » et les « mauvais » citoyenEs. Des injonctions qui, en outre, participent d’une entreprise de récupération politique aussi discrète qu’un tacle à la nuque, par laquelle ceux qui, le reste de l’année, par leurs discours et leurs politiques, divisent, excluent et stigmatisent, se posent soudain en garants d’une « communauté nationale » au sein de laquelle nous serions touTes sur un pied d’égalité. Des injonctions qui, enfin, caressent et renforcent les préjugés nationalistes, en faisant de « l’unité nationale » une valeur cardinale, transcendante et supérieure à toute autre forme de collectif, discours malheureusement de plus en plus répandu à gauche. 
Contre « l’unité républicaine »
Ce faisant, nous ne confondons évidemment pas l’authentique enthousiasme, aux causes multiples, qui a pu gagner des centaines de milliers de personnes à l’occasion de la victoire de l’équipe de France, et les manœuvres grossières des récupérateurs en tout genre, qui se payent de mots en croyant que les classes populaires, qu’ils méprisent en réalité, leur seraient désormais acquises. Comment ne pas voir que la composition de l’équipe de France, avec ses nombreux enfants et petits-enfants d’immigréEs, peut apparaître en elle-même comme une revanche, aux yeux de catégories de la population victimes de racisme, et notamment du racisme d’État ? Comment ne pas voir que dans une société minée par la violence et la peur de l’avenir, les occasions de faire la fête et d’oublier les soucis du quotidien sont rares, et d’autant plus investies ? Comment ne pas voir, enfin, que l’attitude d’Emmanuel Macron, subitement devenu sélectionneur-entraîneur-joueur-capitaine de l’équipe de France de football, suscite autant, sinon davantage, de railleries que d’adhésion ? 
Et c’est aussi pour cela que nous revendiquons, une fois pour toutes, le droit d’être grincheux. Car nous savons, comme bien d’autres, que patrons et salariéEs, exploiteurs et exploitéEs, expulseurs et sans-papiers… ne forment pas un « peuple » uni et sans contradictions, mais bien une société dans l’ADN de laquelle sont inscrites les inégalités et les oppressions. Car nous savons, comme bien d’autres, que l’illusion de l’ « unité républicaine » chantée par des politiques de tous bords, dont la soudaine philanthropie conduit parfois à se demander quelle pelouse ils ont fumée, doit être implacablement combattue. Et car nous savons, comme bien d’autres, et l’expérience de la fumisterie du « black-blanc-beur » de 1998 l’a prouvé, qu’aucune victoire en Coupe du monde ne règlera les problèmes de racisme, qu’aucun penalty ne réparera les injustices et qu’aucun rassemblement massif sur les Champs-Élysées ne remplacera une mobilisation de masse contre les politiques antisociales du gouvernement. Une mobilisation qu’il s’agit de construire dès la rentrée, touTes ensemble, grincheux ou pas, autour d’un objectif commun : la victoire de notre camp, sans passer par les prolongations. 

dimanche 15 juillet 2018

Dominique Vidal : « Parler d’une “montée des actes antisémites” n’a pas de sens »

Entretien. Dominique Vidal est journaliste est historien. Il a récemment publié « Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » aux éditions Libertalia. Nous revenons ici avec lui sur les thématiques abordées dans l’ouvrage. Entretien publié sur le site du NPA.
Tu publies un livre sous-titré « Réponse à Emmanuel Macron », à propos de l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Pourquoi as-tu ressenti la nécessité d’écrire ce livre ? 
Le 16 juillet 2017, lors des commémorations du 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv’, en présence de Benyamin Netanyahou, Emmanuel Macron déclare : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » J’étais en train d’écouter le discours, et cela m’a paru incroyable. Pour la première fois, un président de la République se mêlait de ce débat, qui est un débat d’idées, dans lequel il n’a pas à indiquer qui a raison et qui a tort. Même Nicolas Sarkozy et François Hollande, dont on sait l’amitié qu’ils portent à Israël, et même l’amour, en ce qui concerne François Hollande, qui avait évoqué un « chant d’amour pour Israël », ne l’avaient pas fait. 
En entendant cela, et en apprenant par la suite qu’il s’agissait d’une phrase improvisée, qui ne figurait pas dans le discours tel qu’il avait été préparé, cela m’a suggéré deux choses. La première, c’est un véritable étonnement sur la méconnaissance de l’histoire du sionisme, des Juifs, d’Israël. On peut évidemment comprendre qu’il n’ait pas été formé à ce type de questions, mais à ce moment-là, autant ne pas intervenir… Je me suis donc dit qu’il fallait essayer de remettre les choses en place, qu’il s’agisse de la question de l’antisémitisme ou de celle de l’antisionisme, et de donner aux lecteurs pas forcément avertis les éléments nécessaires pour se faire leur propre opinion. C’était déjà cette démarche « pédagogique » qui m’avait guidé lors de la rédaction d’autres livres, qu’il s’agisse du Péché originel d’Israël, appuyé sur les travaux d’historiens israéliens sur la Nakba, ou de mon ouvrage les Historiens allemands relisent la Shoah
La deuxième chose, au-delà de l’incompétence historique dont témoigne cette phrase d’Emmanuel Macron, c’est qu’il y a un vrai danger pour les libertés qui sont les nôtres. Où va-t-on ? Est-ce qu’on imagine les communistes demandant l’interdiction de l’anticommunisme ? Les gaullistes demandant l’interdiction de l’antigaullisme ? Les libéraux demandant l’interdiction de l’altermondialisme ? Or c’est bien de cela dont il s’agit lorsque le président du CRIF, s’engouffrant dans la brèche ouverte par Macron, demande l’adoption d’une loi d’interdiction de l’antisionisme, puis d’une définition extrêmement alambiquée de l’antisionisme qui revient à interdire toute forme de critique de la politique israélienne. Ce qui au passage n’est pas très étonnant de la part du CRIF et de son président Francis Kalifat, dont on sait qu’il a été membre du Betar quand il était plus jeune : il s’agit de la deuxième étape d’une bataille débutée avec la volonté de criminaliser, voire d’interdire le mouvement BDS, mais qui n’a pas donné les résultats escomptés… 
Depuis la sortie de ton livre, on a vu la double parution d’une ­pétition-manifeste, dans le Journal du dimanche, et d’un livre sur le « nouvel antisémitisme en France », à propos desquels tu n’as pas ménagé tes critiques…
Tout à fait. Je voudrais d’abord te dire quelque chose qui me tient à cœur : je suis frappé par le fait que ce manifeste, que j’appelle dans mes conférences le manifeste de Val et Valls, soit tombé dans l’oubli une semaine après sa parution. Même les signataires, les principaux acteurs de ce manifeste, n’ont pas jugé utile de le défendre. Pour donner un exemple précis, j’ai assisté, lors d’une soirée organisée par Mediapart à laquelle j’avais été invité, à la performance de Raphaël Enthoven, intervenant dans le débat précédent, qui a consacré l’essentiel de son temps à exposer les points de désaccord qu’il avait avec le texte ! Et on se demandait bien pourquoi il avait signé un texte avec lequel il était visiblement très largement en désaccord… C’est la clé pour comprendre ce qui s’est passé : des pressions ont été exercées sur un certain nombre d’intellectuels pour qu’ils signent ce texte, certains se sont laissés faire et ont signé un manifeste qu’ils n’avaient parfois même pas lu et, une fois le texte paru, une fois qu’il était avéré qu’il s’agissait d’un texte d’une pauvreté intellectuelle rare, à peu près personne n’a voulu le défendre. 
Pour revenir aux questions de fond, ce texte porte une analyse fausse, et les faits sont là pour le prouver. Ainsi, si l’on parle de l’antisémitisme comme idéologie, personne ne peut nier qu’il s’agit d’une idéologie marginale en France ! Je donne toujours un exemple qui me semble significatif :  en 1946, l’Ifop réalise pour la première fois un sondage dans lequel elle demande si les Juifs sont « des Français comme les autres », question à laquelle un petit tiers des sondés répondent « oui » ; dans une récente enquête du même type, réalisée par Ipsos, ils sont 92 %. Quand on en est à ce niveau-là, on ne peut pas discuter le fait que l’antisémitisme soit, en France, une idéologie marginale. En revanche, et c’est un fait que l’on doit évidemment prendre en compte, il y a le maintien d’un certain nombre de préjugés, avec en gros la moitié des sondés qui estiment que les Juifs ont « trop de pouvoir », qu’ils ont un rapport particulier à l’argent, qu’ils sont plus attachés à Israël qu’à la France, etc. On parle bien ici de préjugés antisémites. Mais je ne crois pas que l’on puisse considérer que des préjugés équivalent nécessairement à une forme de racisme. On sait qu’il existe des préjugés sur divers groupes, des Bretons aux Auvergnats, sans que cela signifie qu’il existe un racisme anti-breton ou anti-auvergnat. Il s’agit de ne pas confondre idéologie et préjugés. 
Il y a bien des actions antisémites, parfois ultra-violentes, qui ont causé des morts au cours des dernières années. 
On a connu un pic d’actions antisémites au début des années 2000, qui ont coïncidé avec la « ­deuxième Intifada » et sa répression par Israël. Mais depuis, on a eu, de manière irrégulière, un reflux très net de ces actes. Parler d’une « montée des actes antisémites » n’a donc pas de sens. Mais il y a évidemment un point très important : il y a moins d’actions antisémites, mais certaines sont plus violentes qu’elles ne l’étaient auparavant. On a ainsi les huit victimes de Merah et de Coulibaly, sur lesquels il n’y a pas de doute : ce sont des tueurs antijuifs, qui ont la haine des Juifs, qui l’ont expliqué, notamment dans des vidéos. Et on a trois autres cas : Ilan Halimi, Lucie Attal [également connue sous le nom de Sarah Halimi] et Mireille Knoll. Je ne suis ni policier ni juge mais je vois bien qu’il est très difficile, dans ces trois cas de mort violente, de faire la part de ce qui est du domaine de l’antisémitisme, qui n’est pas discutable puisqu’il s’agit bien de cibles juives, mais il y a de toute évidence une dimension crapuleuse dans ces crimes : dans le cas d’Ilan Halimi, ce que Fofana veut, c’est de l’argent, qu’il espère obtenir car il croit que les Juifs sont riches. Il y a en outre un élément supplémentaire, que personne ne semble vouloir prendre en compte et dont il est impossible de parler dans les médias : la dimension psychiatrique. Quand on regarde par l’exemple l’affaire Mireille Knoll, on ne peut pas ne pas se poser cette question. Un des deux assassins était proche de Mireille Knoll depuis son enfance : il allait chez elle, il buvait des verres avec elle, il lui faisait des courses, elle était intervenue en sa faveur dans une affaire judiciaire, etc. Donc j’ai du mal à entendre qu’il ait découvert tout d’un coup qu’elle était juive et qu’il fallait la tuer parce que juive… 
Dans ces cas de violences, de violences meurtrières, il faut donc essayer de faire la part des choses afin de comprendre ce à quoi on est confronté et de refuser tous les raccourcis et amalgames, tout en constatant évidemment que ces meurtres sont perçus d’abord comme antisémites, et jouent un rôle important dans tous les débats autour de l’antisémitisme et du racisme. 

dimanche 8 juillet 2018

Elsa Lefort : « J’imagine qu’il est plus simple d’humilier publiquement un jeune collégien que de taper du poing sur la table face à Netanyahu »

Quelques jours après l’annonce, par les autorités israéliennes, de la prolongation de la détention de Salah Hamouri, nous avons rencontré Elsa Lefort pour faire le point sur la situation de son époux Salah et sur la campagne pour sa libération. Entretien publié sur le site du NPA
Le 27 juin dernier, la détention de Salah a été à nouveau prolongée de 3 mois. Peux-tu faire le point sur sa situation ? Quels motifs sont avancés pour ce maintien en détention ? 
Salah a été arrêté le 23 août 2017, à notre domicile de Jérusalem-Est, soit trois jours après avoir passé avec succès l’équivalent du barreau palestinien. Il a d’abord été condamné à 6 mois de détention administrative. Celle-ci a ensuite été prolongée deux fois, en février, puis en juin. Le principe de la détention administrative c’est qu’aucune charge n’est avancée. Le dossier est classé secret et tout se passe entre le procureur et les services de renseignements israéliens. Ni Salah ni ses avocats n’ont accès au dossier. Ce système carcéral hérité du mandat britannique permet aux autorités israéliennes de mettre en prison les PalestinienEs sans avoir à fournir de preuves. C’est l’équivalent de notre garde à vue, sauf qu’elle dure plusieurs mois et qu’elle peut être renouvelée indéfiniment. C’est l’outil idéal pour Israël pour tenter de briser toute personne qui s’engage en politique. Et c’est certain qu’au sein de la population palestinienne, la menace de l’incarcération arbitraire refroidit certaines personnes à s’engager. 
Comment va Salah ? En mars dernier, il avait refusé de comparaître devant le tribunal, déclarant : « Je ne veux pas participer à cette procédure dans ce lieu où la justice est la grande absente ». Est-il toujours sur la même « ligne » ?
Salah va bien, malgré cette attente de libération qu’il n’est jamais sûr d’obtenir à la fin de chaque peine. L’organisation créée par les prisonnierEs politiques permet de ne pas perdre de vue le combat qui unit les détenuEs, ils échangent, étudient, ça leur permet de garder un esprit vif et de faire passer le temps plus rapidement.
Lors de l’audience du 1er juillet, Salah a une nouvelle fois affirmé qu’il ne souhaitait pas être représenté par des avocats car il ne trouverait pas la justice dans ce tribunal. C’est la ligne adoptée depuis plusieurs mois par les détenus administratifs. Étant donné que leurs dossiers sont secrets, ils n’ont pas du tout les moyens de se défendre. Ils sont régulièrement présentés devant la Cour, mais c’est une véritable mascarade, tout se joue en coulisses. Pour preuve, Salah a été présenté au tribunal le 1er juillet alors que lui-même et ses avocats ont reçu le nouvel ordre de détention administrative signé par le ministre Avigdor Liberman le 27 juin. Ces passages au tribunal, en plus d’être très pénibles pour les détenus (ils sont transférés pendant plusieurs jours), ne sont qu’une mise en scène au service du prétendu esprit -démocratique d’Israël.
Tu n’as pas pu lui rendre visite en raison d’une interdiction de territoire prononcée par Israël. J’imagine que tu as essayé de faire des démarches. Qu’ont-elles donné ? Les autorités françaises t’ont-elles appuyée ? 
En fait, ma demande suite à l’arrestation de Salah n’est pas d’avoir un droit de visite. Je veux pouvoir vivre à Jérusalem au côté de mon époux libre. J’ai demandé aux autorités françaises d’agir pour sa libération, et pour le droit de notre famille à être réunie en Palestine, pas pour avoir le droit à un aller-retour éclair pour le visiter au parloir. Malgré cela, et sans m’avoir consultée, le ministère des Affaires étrangères (MAE) a affirmé dans un communiqué public avoir fait une demande pour que je puisse le visiter en prison avec notre jeune fils. En dehors du fait que c’est un peu étrange comme procédé, le MAE ne m’a à ce jour jamais informée de la réaction israélienne. 
Plus généralement, que font les autorités françaises pour Salah ? Y’a-t-il une différence à ce sujet entre Macron et ses prédécesseurs ? 
Elles nous disent évoquer le cas de Salah avec leurs homologues israéliens à chaque rencontre. Emmanuel Macron en aurait directement parlé à Netanyahu en décembre 2017 puis en juin dernier. Leur ligne est de reconnaître le caractère arbitraire de cette détention et ils demandent sa libération. Maintenant il paraît hallucinant que 6 mois après la première demande du président, les seuls retours que les autorités françaises reçoivent de leurs homologues (que par ailleurs ils bichonnent tout particulièrement) sont deux prolongations de peine. 
Il y a une nette différence avec la précédente détention de Salah (sous Chirac et Sarkozy) c’est que le MAE s’est exprimé plusieurs fois sur la question et que, jusqu’au plus haut sommet de l’État, le mot « libération » est demandé. Timidement certes, mais cela n’avait pas été le cas sous Sarkozy. Maintenant, il est difficile de savoir ce qui différencie le côté « coup de com’ » du côté action réelle. J’imagine qu’il est plus simple d’humilier publiquement un jeune collégien que de taper du poing sur la table face à Netanyahu. Ce qui ne diffère pas d’avec ses prédécesseurs, par contre, c’est que le président de la République n’a jamais prononcé publiquement le nom de Salah 
Comment se développe la campagne pour exiger la libération de Salah ? Quelles sont les prochaines étapes ? 
La mobilisation a grandi très vite suite à l’annonce de l’arrestation de Salah. Il faut dire que Salah n’était plus l’inconnu sur la photo mais, pour bon nombre de militantEs, Salah est quelqu’un qu’ils ont rencontré, qu’ils apprécient, des camarades, des amiEs… L’acharnement qu’il subit a vite mobilisé les militantEs. La mobilisation classique sous toutes ses formes (réunions, rassemblements, manifs, pétition, interpellation d’éluEs, citoyenneté d’honneur attribuée à Salah par des villes) a permis indéniablement de faire tomber les œillères de la diplomatie française qui devait sans doute penser qu’absolument personne ne s’inquiéterait du sort d’un Franco-palestinien et qu’ils n’auraient pas à gérer un différend diplomatique avec Israël. À force d’interpellations et de mobilisations, la diplomatie française a dû agir et se prononcer publiquement. C’est, je pense un axe de pression qu’il faut continuer à activer. 
Le risque d’une mobilisation sur plusieurs mois, c’est qu’elle s’essouffle. Mais c’est bel et bien l’ampleur de celle-ci qui contraindra la diplomatie à agir alors qu’elle préfèrerait sûrement avoir à gérer avec Israël uniquement les menus des soirées cocktail de la saison culturelle croisée France-Israël.
Maintenant, il reste une porte que nous n’arrivons que très difficilement à ouvrir : celle des médias main-stream et donc du grand public. Pour ce faire, il y a sûrement des dizaines d’actions auxquelles nous n’avons pas pensé et nous sommes sincèrement preneurs d’idées et de bonnes volontés pour les mener à bien. 
L’enjeu qui nous attend sera que, enfin, la diplomatie française obtienne des résultats et garantisse que Salah sorte de prison au plus tard le 30 septembre 2018, après plus d’un an de détention arbitraire. Il faut que l’on maintienne la pression. Je sais qu’en juillet-août les luttes sont ralenties mais je crois qu’on peut néanmoins profiter du recul que nous offre la période estivale pour, comme c’est le cas pour de nombreuses luttes, construire l’offensive de la rentrée. Le mois de septembre sera décisif pour l’avenir de Salah. Il va falloir se rappeler massivement aux bons souvenirs des autorités françaises pour qu’elles ne se contentent plus de « regretter » les décisions prises par Israël, et pour cela, il va falloir qu’elles y mettent ce qui leur manque depuis dix mois : des convictions.