mardi 24 avril 2018

« Manifeste » du Parisien : le racisme n’a rien à faire dans la lutte contre l’antisémitisme

Une ignominie. Difficile de qualifier par un autre terme le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié dans le Parisien le dimanche 22 avril. Un texte qui réussit le sinistre exploit, au nom de la légitime lutte contre un racisme avéré, de mettre en concurrence les victimes du racisme, de stigmatiser les MusulmanEs et de recueillir, parmi les plus de 250 signatures annoncées, celles de racistes, xénophobes et/ou islamophobes patentés.
La lutte contre l’antisémitisme est une question trop importante pour être laissée aux racistes : telle pourrait être la morale, à première vue paradoxale, qu’inspire l’appel publié par le Parisien. Car si l’antisémitisme est un fléau qui, de l’attaque de l’école Ozar Hatorah à Toulouse à la prise d’otages sanglante de l’Hyper cacher de la porte de Vincennes, peut aller jusqu’à tuer, ou figurer parmi les causes de violences ou brimades commises contre des personnes identifiées comme juives, il est illusoire et même dangereux de penser qu’il pourrait être combattu par des initiatives telles que ce « manifeste ». 
Hiérarchie des racismes
« La dénonciation de l’islamophobie – qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre – dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur : les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans. » Par cette phrase, l’appel assume une posture de division et de mise en concurrence des racismes. Une posture à laquelle il est inutile de répondre en se lançant dans une bataille des chiffres, qui reviendrait à participer à cette mise en concurrence, et à nier cette vérité pourtant évidente : les racismes, qu’ils soient anti-rom, anti-juif, anti-noir, anti-arabe, anti-musulman, se nourrissent et se renforcent entre eux, tant ils sont partie prenante d’une même vision du monde faite de séparation, de classement, d’oppression, d’exclusion.
En hiérarchisant les racismes, au moyen de comparaisons chiffrées et de formules outrancières (« une épuration ethnique à bas bruit »), le « Manifeste » hiérarchise de facto les luttes antiracistes, en laissant entendre qu’il y aurait un racisme principal et des racismes secondaires, et que la lutte contre le premier justifierait de relativiser les seconds, voire de les nier, ou même de les justifier. Ainsi que l'a souligné Dominique Vidal dans une réponse à l’appel, publiée sur Mediapart (1), « hiérarchiser les racismes, c’est tomber dans le racisme. Et hiérarchiser le combat contre le racisme, c’est le saboter. » On comprend dès lors pourquoi on retrouve parmi les signataires, entre autres, Nicolas Sarkozy (« L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire »), Manuel Valls (« Les Roms ont vocation à rester en Roumanie »), Laurent Wauquiez (« Quand je vois des ports ostentatoires de djellabas le vendredi, je sais que j’ai affaire à un test de l’islam politique »), Christian Estrosi (« Ce qui me révolte le plus, c'est de donner le droit de vote à des personnes qui haïssent la France, qui détestent la laïcité et qui refusent nos lois »), Éric Ciotti (« [À Nice], il n’y a pas d’accueil de migrants de Calais et je m’en réjouis, […] et je souligne d’ailleurs que le département que je préside a voté une motion pour s’opposer à cet accueil ») ou Alain Finkielkraut (« Le petit peuple blanc est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny. Il était nombreux et seul. Les non-souchiens brillaient par leur absence »), qui auraient très probablement éprouvé les pires difficultés à signer une tribune dénonçant à égalité toutes les formes de racisme.
Stigmatisation des MusulmanEs
Et ce n’est pas tout. Le « Manifeste » a sa logique propre, qui ne se limite pas à contester le statut de victimes aux MusulmanEs, mais qui les rend en outre responsables du « nouvel antisémitisme ». Dans la dernière partie du texte, on découvre ainsi une interpellation de « l’Islam de France », sans plus de précision, sommé d’ « ouvrir la voie » dans le combat contre l’antisémitisme. Comme l’a relevé Claude Askolovitch dans une critique au vitriol de l’appel publiée sur Slate.fr (2), « le manifeste rend [ainsi] responsable chaque musulman de la violence de quelques-uns ». Difficile en effet, devant une telle interpellation, de ne pas avoir la désagréable impression que, sous couvert de dénonciation du djihadisme, les signataires de l’appel considèrent que les MusulmanEs sont davantage comptables de l’antisémitisme que le reste de la population…
L’antisémitisme de l’extrême droite est d’ailleurs à peine évoqué, sans même parler des tentatives de réhabilitation de Maurras et Céline, ou du révisionnisme d’un Éric Zemmour défendant la thèse selon laquelle Vichy aurait protégé les Juifs français. La gauche radicale est, en revanche, directement attaquée : elle aurait « trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société ». Un amalgame lamentable, que nous avions récemment eu l’occasion de dénoncer après les déclarations du président du CRIF lors de la « marche blanche » en hommage à Mireille Knoll (3). Une confirmation que ce « Manifeste », quelles que soient les intentions de certainEs de ses signataires, s’inscrit dans des logiques instrumentales, identitaires et exclusives, celles-là même qui forment la matrice de tous les racismes, y compris l’antisémitisme, et renforce les phénomènes qu’il prétend combattre.  
L’antiracisme ne se divise pas 
L'antisémitisme est une gangrène, un poison mortel qu’il est indispensable de combattre au quotidien, en ne cédant jamais le moindre pouce de terrain aux tenants de la haine des Juifs, qu’ils appartiennent à l’extrême droite « classique » ou qu’ils se revendiquent des idéologies djihadistes. Et l’on ne réaffirmera jamais assez la nécessité de lutter contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme, d’où qu’elles viennent, a fortiori dans un contexte national et international où les courants ultra réactionnaires sont en pleine expansion, quand ils ne participent pas directement à l’exercice du pouvoir. L’exemple de Viktor Orban en Hongrie, qui vomit à la fois sa haine antisémite et sa haine islamophobe, est malheureusement éloquent, et inquiétant. 
Ce nécessaire combat ne peut toutefois s’accommoder des tentatives de récupération et d’instrumentalisation politiciennes, qui non seulement donnent souvent lieu à des amalgames scandaleux et à un racisme à rebours mais qui, par là même, dénaturent et desservent profondément la lutte contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme. Lorsque l’on sait que quelques heures après la publication du « Manifeste », l’un de ses signataires, André Bercoff, se félicitait sur Twitter (4) de l’opération anti-migrantEs menée par Génération identitaire au col de l’Échelle, on mesure à quel point la tribune publiée dans le Parisien n’a rien à voir avec l’antiracisme qui, pour pouvoir réellement faire reculer les idéologies et les politiques oppressives et discriminatoires, sans évidemment nier les spécificités propres à chaque forme de racisme, ne peut se laisser diviser.  
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jeudi 12 avril 2018

François Graner : « Les opérations françaises au Rwanda ont constitué un soutien aux extrémistes Hutus, avant, pendant et après le génocide »

Entretien. À l’occasion des commémorations du 24e anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda (un million de mortEs selon les autorités rwandaises), et alors que l’ex-officier Guillaume Ancel, en « mission » au Rwanda lors des massacres, vient de publier un ouvrage (« Rwanda, la fin du silence ») confirmant la complicité de la France dans le génocide, nous avons rencontré François Graner, chercheur, auteur entre autres de le Sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, et membre de l’association Survie. Entretien publié sur le site du NPA.


24 ans après la génocide des Tutsis du Rwanda, peux-tu nous rappeler brièvement ce qui s’est passé en 1994, et le rôle de la France à l’époque ? 
Il y a 24 ans, les extrémistes Hutus prennent le pouvoir au Rwanda suite à un coup d’État et déclenchent, le 7 avril, le génocide des Tutsis en tant que tels, femmes, enfants et vieillards compris. Ils assassinent en outre un certain nombre de gens, côté Hutu, qui s’opposent à leur politique. L’essentiel des massacres auront lieu en avril, mais le génocide ne prendra fin qu’en juillet face à l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR), mouvement opposé aux extrémistes Hutus, qui va progressivement prendre le contrôle du Rwanda et mettre fin au génocide. 
Il y avait eu un certain nombre de signes avant-coureurs dans les années précédentes : appels à l’extermination, massacres de plusieurs centaines de personnes, etc. 
C’est surtout la Belgique, ancienne puissance coloniale, qui est présente historiquement au Rwanda, mais la France prend pied petit à petit, essayant de supplanter les Belges, via la coopération civile puis la gendarmerie. Au fur et à mesure que la tension monte dans les années 1990-1994, avec les combats entre, d’une part le FPR et, d’autre part le gouvernement rwandais et l’armée rwandaise, entièrement hutue, la Belgique se retire petit à petit pour ne pas cautionner le régime, et la France en profite pour accroître son soutien. En 1994, c’est elle qui détient tous les leviers de la coopération civile, militaire, diplomatique, etc.     
La France intervient militairement avant le génocide, pendant le génocide pour évacuer ses ressortissants, et à la fin du génocide. L’ensemble des interventions sont contestées, mais c’est surtout la dernière, l’opération Turquoise, qui fait l’objet de vives critiques. Au total, ces opérations ont constitué un soutien aux extrémistes hutus, avant, pendant et après le génocide. Un soutien actif, notamment diplomatique et militaire, un soutien en connaissance de cause (dès 1993, Survie lançait ainsi l’alerte en affirmant que la France soutenait un régime qui préparait un génocide), qui a eu un effet sur le génocide lui-même : ces trois points (soutien actif, en connaissance de cause, qui a eu un effet), font qu’il y a complicité de génocide. 
Tu parles de soutien militaire : comment cela se traduit-il sur les terrain ? 
Dans les années 1990-1994, c’est la France qui équipe, forme, conseille, entraîne l’armée rwandaise, qui jusqu’alors est quasiment inexistante. Elle va parfois même prendre son contrôle, comme lors d’une opération secrète en février 1993, et participer directement aux combats – avant 1994. Lorsque le génocide débute, la France se fait plus discrète, mais elle poursuit ses livraisons d’armes malgré l’embargo, et envoie des mercenaires comme Paul Barril ou Bob Denard, avec leurs hommes. Puis, lors de « l’opération Turquoise », elle va bloquer l’avancée du FPR et donc contribuer à ce que le génocide se poursuive dans la zone sous contrôle français. Elle va certes désarmer des miliciens, mais elle va surtout permettre aux responsables du génocide de fuir au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), de s’installer dans des camps, de se réorganiser, se réarmer, etc. 
Le chef actuel de l’état-major français, Lecointre, est intervenu pendant l’opération Turquoise, et s’est notamment illustré en cherchant délibérément le contact avec le FPR, en le provoquant, probablement dans le but de se faire remarquer, d’avoir des promotions grâce à ces combats. 
Que révèle et/ou confirme le livre de Guillaume Ancel quant au rôle et aux mensonges de l’armée et du gouvernement français ? 
Le livre d’Ancel est factuel : c’est le témoignage de quelqu’un qui était sur le terrain pendant l’opération Turquoise, donc une partie de l’intervention française. Le livre est intéressant car il contraste fortement avec nombre de déclarations officielles de la France. C’est intéressant de le comparer avec un certain nombre de documents d’archives, et cela constitue un tout très cohérent : la France a soutenu un régime ami, et on en voit les conséquences. 
Ancel montre qu’il avait des ordres offensifs, là où officiellement l’opération Turquoise était humanitaire ; il montre que les consignes de désarmer les miliciens sont venues très très tard ; il montre que la principale préoccupation était de collaborer avec les autorités rwandaises alors même qu’elles étaient génocidaires, idem pour les autorités religieuses ; il montre qu’alors que des survivants tutsis se faisaient massacrer et que l’armée française était à proximité, elle n’est pas intervenue, etc. Bref, tout cela est très en décalage avec ce que l’on a l’habitude d’entendre : on voit bien que la préoccupation humanitaire n’est venue que très tard, sous la pression des événements. D’ailleurs, il n’y avait aucun médecin au départ… Les seuls médecins qui étaient là étaient présents pour soigner les militaires français. 
Survie a co-signé une tribune dans le Monde le 21 mars demandant à Emmanuel Macron l’ouverture des archives. De quoi s’agit-il ? 
La pression pour ouvrir les archives a augmenté au cours des dernières années. Il s’agit de savoir précisément, concrètement, quel a été le rôle de certains militaires français, en particulier l’amiral Lanxade, chef d’état-major de l’époque, qui a un rôle absolument central dans cette histoire. L’ouverture des archives permettrait de clarifier les choses, de mettre fin aux rumeurs, aux soupçons, aux polémiques, etc. Hollande avait fait des annonces, très partielles et très peu suivies d’effets. J’avais demandé à consulter les archives, et on m’a refusé la quasi-totalité au début, puis la moitié de celles que je demandais. Le Conseil constitutionnel a entériné que le secret des gouvernants était plus important que la Convention européenne des droits de l’homme. Donc j’irai à la Cour européenne des droits de l’homme. L’essentiel avec ces archives, c’est de comprendre en particulier comment, en février-mars 1993, se sont nouées les principales décisions françaises, avec toutes les conséquences qu’elles ont eues par la suite, en premier lieu le fait de soutenir les extrémistes hutus à tout prix. Un an avant le génocide, il y en effet d’importants massacres, dénoncés internationalement, la Belgique a même retiré son ambassadeur : il y a une alerte du président de Survie à ce moment-là, on a même été reçus à l’Élysée. Donc les autorités françaises savaient, mais ce qu’elles décident alors, c’est de prendre la place des Belges, de soutenir médiatiquement, diplomatiquement et militairement les extrémistes – et non le président en exercice qu’elles considèrent comme étant trop faible car il semble prêt à négocier. Et par la suite, à aucun moment ce soutien ne sera remis en question, alors même que le régime est en train de commettre un génocide. C’est un régime ami, et la France va faire comme d’habitude : le soutenir, qu’elles qu’en soient les conséquences pour les populations.