jeudi 22 février 2018

« L’affaire Mennel », énième symptôme de la normalisation de l’islamophobie

Article publié sur le site du NPA
Mennel Ibtissem est une étudiante de 22 ans qui ne se doutait pas, lorsqu’elle a décidé de s’inscrire au télé-crochet de TF1 « The Voice », que sa participation à l’émission ferait l’objet d’attaques si violentes qu’elle serait contrainte, pour se préserver, de la quitter. L’origine du scandale ? La jeune femme, de confession musulmane, a chanté avec un foulard noué sur les cheveux : un crime impardonnable dans la France de 2018.  
Comme l’a rappellé Buzzfeed dans un article soigneusement documenté, l’« affaire » Mennel commence le 3 février lors de la diffusion de « The Voice », lorsque la jeune femme monte sur scène pour interpréter la chanson Hallelujah de Leonard Cohen. Le public et le jury de l’émission sont conquis, mais la polémique s’installe rapidement sur les réseaux sociaux : certains reprochent à Mennel Ibtissem d’avoir chanté une partie de la chanson en arabe tandis que d’autres accusent TF1 de « banaliser le voile islamique ». 
L’extrême droite à la manœuvre 
On sait depuis quelques années qu’il n’en faut malheureusement guère plus pour qu’une polémique se développe, entretenue et alimentée par un certains nombre d’acteurs devenus spécialistes de ces attaques ciblées. La méthode est désormais éprouvée : on épluche les comptes Twitter, Facebook, Instagram, etc., de la « cible », et l’on brandit comme un trophée la moindre phrase ou prise de position censée démontrer son « vrai visage ».
Dans le cas de Mennel Ibtissem, ce sont notamment des posts Facebook de juillet 2016, lors de l’attentat de Nice, qui ont été déterrés, dans lesquels elle reprenait certaines antiennes complotistes (s’interrogeant sur la présence des papiers d’identité du terroriste dans le camion) et affirmait que « les vrais terroristes, c’est notre gouvernement ». Également exhibés : un statut favorable à un livre de Tariq Ramadan, une chanson de soutien à la Palestine, une photo en compagnie de militantes de l’association féministe et antiraciste Lallab. 
Une chasse au trésor raciste menée par des anonymes de ce que l’on a désormais coutume d’appeler la « fachosphère », relayée par des militants et des dirigeants du FN : Philippe Vardon, Jean Messiha, Louis Aliot… 
Philippe Vardon, ex-responsable du Bloc identitaire, est l’un des plus virulents, ainsi que le souligne BuzzFeed : « [Le] vice-président du groupe FN au conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur dénonce les propos de la jeune femme, publie un communiqué sur l’affaire, sollicite les élus niçois pour l'aider dans sa démarche, puis écrit à TF1 pour "demander l'exclusion de Mennel" ». 
Racisme et islamophobie mainstream
Cette offensive de l’extrême droite a rapidement été reprise par des acteurs plus « mainstream ». On a ainsi pu entendre des chroniqueurs de l’émission « Touche pas à mon poste » de Cyril Hanouna expliquer que Mennel Ibtissem n’aurait pas dû chanter en arabe « par les temps qui courent » (sic), quand ils ne l’ont pas tout simplement accusée de faire de la « propagande terroriste ». Le « Printemps républicain », collectif animé par des aficionados de Manuel Valls, a également contribué à l’emballement médiatique, en relayant les accusations de « complotisme » et de « proximité avec les islamistes ».
Sous la pression, Mennel Ibtissem s’est expliquée et excusée pour certains des messages incriminés, avant d’annoncer au bout de quelques jours qu’elle se retirait de l’émission « The Voice » : « Je vis très difficilement les tensions survenues ces derniers jours […] Je n’ai jamais songé à blesser qui que ce soit. J’ai donc pris aujourd’hui la décision de quitter cette aventure. » Un épilogue consternant qui n’a pas empêché certains de crier victoire.
Acharnement ciblé
Mennel Ibtissem n’est pas la première à subir une telle campagne. On pense notamment à la journaliste Rokhaya Diallo, lors de l’annonce de sa nomination au Conseil national du numérique, au rappeur Black M, déprogrammé des commémorations de Verdun en 2016, ou encore à l’humoriste Yassine Belattar, régulièrement ciblé par des campagnes du même type. Et nul besoin d’être grand clerc pour constater que les « prises de position » passées ou présentes ne sont en réalité qu’un prétexte. 
Difficile en effet de ne pas remarquer que des personnalités publiques comme Matthieu Kassovitz, Jean-Marie Bigard ou Marion Cotillard, qui ont tous trois tenus des propos que l’on pourrait qualifier de complotistes à propos du 11 septembre, n’ont pas subi de tels procédés d’excommunication. Leur faciès leur vaut de passer au travers des mailles du filet raciste, qui se resserre en revanche immanquablement sur celles et ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau et la bonne religion. Ainsi que l’a relevé Rokhaya Diallo« si Mennel Ibtissem s’était présentée sans foulard, personne n’aurait songé à explorer son profil. Que sait-on des opinions des autres candidatEs ? Les musulmanEs qui osent apparaitre publiquement n’ont pas le droit de commettre la moindre erreur. C’est un acharnement ciblé. » 
À chaque fois, c’est le même processus qui est à l’œuvre : le refus épidermique de l’extrême droite de voir évoluer dans l’espace public des personnes arabes ou noires qui ont l’outrecuidance de ne pas dissimuler leur foi et/ou leurs convictions politiques, trouve un écho chez les défenseurs autoproclamés d’une laïcité dévoyée, au sein d’un continuum qui s’élargit dangereusement à mesure que l’islamophobie s’installe et se normalise, dans le silence assourdissant de la quasi-totalité de la gauche sociale et politique. 

mercredi 14 février 2018

Ludivine Bantigny : « 68 n’a pas commencé au mois de mai, ni au mois de mars, donc ni au Quartier latin ni à Nanterre.  »

Entretien. Ludivine Bantigny, historienne et militante, vient de publier « 1968 : de grands soirs en petits matins » (éditions du Seuil). Nous revenons avec elle sur les événements de 1968 et sur leur portée, cinquante ans plus tard. Entretien publié sur le site du NPA
Pourquoi ce livre sur mai 68 ? Avais-tu anticipé le conflit de mémoire à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement ou est-ce un projet plus ancien ? 
En fait ce travail est déconnecté de la commémoration, et c’est assez arbitraire que le livre sorte au moment du cinquantenaire – même si l’éditeur a repoussé de quelques mois la sortie du livre, qui était prévue en octobre dernier. Cela fait plusieurs années que je travaille sur 68, une longue plongée en archives, et cela s’inscrit plus globalement dans un travail que je mène depuis longtemps, sur la question de l’engagement politique, de la subversion, de l’insubordination. Par ailleurs, le conflit de mémoire que tu évoques, qui a commencé depuis bien longtemps, alors même que l’événement n’était pas achevé, constitue une autre motivation, historiographique bien sûr, mais aussi très politique : il est particulièrement insupportable d’entendre les récupérations, déformations, défigurations de l’événement, dans un discours médiatique assez hégémonique, bien souvent porté par quelques figures de 68 devenues porte-parole auto-proclamées. Ce discours tend toutefois à être ébranlé, et c’est à cela que j’ai voulu contribuer, en opérant un retour aux sources, c’est-à-dire les archives, et non en m’appuyant sur des témoignages, récits personnels souvent reconstitués a posteriori, même s’ils sont eux aussi importants. Il s’agissait de revenir à l’événement, et non à ses interprétations ou à ses -conséquences supposées.   
Tu prends à rebours l’idée-cliché d’un mai 68 principalement étudiant et parisien, et tu t’élèves contre tous ceux qui veulent résumer 68 à une « pensée par slogans ». Que veux-tu dire par là ?
Quand on revoit la chronologie, on voit déjà que 68 n’a pas commencé au mois de mai ni au mois de mars, donc ni au Quartier latin ni à Nanterre. On pourrait dire que 68 a commencé à Caen, dans les luttes ouvrières de la Saviem en janvier, qui ont été un grand moment de lutte contre le patronat, avec déjà des liens avec des étudiantEs venus prêter main forte aux travailleurEs. Si on regarde les années précédentes, 1966 et 1967, il y a beaucoup de mobilisations, très diverses, qui ont montré des solidarités entre différents univers sociaux, différentes classes sociales, et en particulier des solidarités entre ouvrierEs, paysanEs et étudiantEs. Voilà qui permet de relativiser, sans toutefois la nier, l’étincelle étudiante parisienne de 68. 
Et si l’on regarde les événements de mai-juin eux-mêmes, en particulier en examinant les archives de la police, on se rend compte que les étudiantEs sont tout de suite rejoints, dans le Quartier latin, par des ouvrierEs, des jeunes prolétaires, des garçons de café, des plongeurs, des ingénieurs, des cheminots, etc. Il y a un brassage social, qui est le produit d’une solidarité face à la répression policière, mais qui est aussi pensé comme tel : un affrontement de classe, avec également chez les étudiantEs la volonté d’être au côté des ouvrierEs en grève, sur les piquets, etc. 
Tu as fait un gros travail d’archives. Quelles sont les informations un peu surprenantes, peut-être même contre-intuitives, que tu as découvertes, toi qui est non seulement historienne mais qui as aussi un parcours et un habitus militants ?
Ce qui m’a frappée, c’est qu’il se passe des choses absolument partout. Il y a donc non seulement un décentrement chronologique, mais aussi géographique : je n’ai évidemment pas pu aller dans toutes les archives départementales, mais j’ai essayé de diversifier au maximum, en ne me concentrant pas seulement sur les bastions ouvriers, même si je les ai bien évidemment étudiés de près. Et on se rend compte qu’il y a des manifestations et des grèves partout, même dans de petites entreprises de quelques dizaines de salariéEs. Il y a un effet de contagion et de solidarité qui se diffuse très rapidement un peu partout. 
Ce qui m’a également intéressée, c’est l’importance du rôle des agriculteurs. Alors évidemment, on ne parle pas de tous les agriculteurs, mais il y a un monde paysan qui est remonté depuis des années, qui pose la question du marché commun, de l’Europe, de la compétition exacerbée, et qui va se mobiliser en 68. 
Un phénomène marquant est que dans de très nombreux secteurs, la grève, en tant que suspension du temps, du temps de travail notamment, permet de réfléchir à beaucoup de choses, de réfléchir à la vie dans un sens très large : des lycéenEs d’une incroyable maturité, qui ont des projets pédagogiques qui, s’ils étaient appliqués, changeraient radicalement notre rapport à la vie et à l’esprit critique ; des artisans qui s’interrogent sur leur travail ; des chauffeurs de taxi qui posent la question de la pollution des villes ; les artistes, avec par exemple les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris qui se réunissent en assemblée générale tous les jours et qui se posent des questions sur comment ils et elles pourraient être davantage utiles à la société ; même dans les églises, avec des prêtres rouges qui réfléchissent de manière critique à la hiérarchie ecclésiastique… 
En fait, contrairement à la vulgate qui veut qu’en 68 les gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient, pourquoi ils se battaient, il y a de l’élaboration partout, une appropriation du politique, une réflexion approfondie sur le changement social, sur la stratégie, sur le programme, etc. 
Des questions qui se posent lors d’un moment particulier, mais qui pour la plupart d’entre elles sont toujours d’actualité…  
Oui. J’ai été par exemple très frappée par la lucidité incroyable de certains des protagonistes du mouvement sur la question de l’autonomie des universités et les risques qu’elle porte. D’un côté il y a des facs qui se proclament autonomes, comme l’université de Strasbourg, et cela apparaît comme une avancée considérable en ce qui concerne les rapports de pouvoir, mais de l’autre certains voient bien que le patronat pourrait tirer profit d’une logique d’universités autonomes et donc concurrentielles. Ils ont eu les débats que l’on a pu avoir dans les années 2000 au moment de la LRU [loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse »], posés dans les mêmes termes, réfléchis, avec une grande clairvoyance politique. 
C’est entre autres pour cela que tu dis qu’il ne faut ni commémorer ni célébrer 68, mais le « rendre vivant » ?
On s’est assez vite débarrassé, enfin je l’espère, de l’idée que l’État de Macron allait commémorer 68, cela a suscité une levée de boucliers, sur sa droite, sur sa gauche, partout… Et c’est une bonne nouvelle. Mais je pense que nous aussi nous devons sortir de cette idée de commémoration, qui fige nécessairement le passé. C’est un travail qui a déjà été engagé, je pense notamment à ce qu’écrivait Daniel Bensaïd à la suite de Walter Benjamin : c’est le livre de Daniel sur la révolution de 89 au moment du bicentenaire, qui fait parler la révolution à la première personne, bien vivante. Je pense que c’est la même chose qu’il faut faire avec 68 : sans plaquer l’histoire sur le présent, essayer de faire revivre des imaginaires alternatifs, reprendre les grandes questions stratégiques, se réorganiser par la démocratie directe… Parler de 68, c’est aussi redonner de l’espoir : ça a été possible, un peu comme le disait Marx à propos de la Commune de Paris quand il expliquait que l’essentiel, c’est qu’elle ait existé. Et 68, ça a existé : il y a eu un mouvement de grève générale, d’occupations, de prises de parole, d’élaboration et d’ébullition politiques, avec des limites bien sûr, mais c’est arrivé. Il faut le dire, le rappeler : c’est possible.