dimanche 9 septembre 2018

À propos de Jean-Luc Mélenchon, de l’Europe, et surtout des migrantEs

« Européennes : La France insoumise se livre à quelques bougés » : tel est le titre d’un article publié dans l’Humanité suite aux « Amfis d’été » de la FI, organisés à Marseille du 23 au 26 août (1). Des « bougés » qui confirment que « l’insoumission » version Mélenchon s’oriente de plus en plus vers la quête de « respectabilité » et la revendication de « responsabilité ». Tendance qui se vérifie malheureusement, entre autres, sur la question des migrantEs.  
Invité aux « Amfis d’été » pour un débat autour de la question des retraites (« mère de toutes les batailles »), au côté d’Adrien Quatennens (député FI), de Christine Marty (membre du conseil scientifique d’Attac) et de Bernard Borgialli (cheminot, candidat FI aux élections européennes), le NPA a évidemment répondu positivement. Notre camarade Christine Poupin a insisté entre autres sur la nécessité d’organiser ensemble une riposte collective d’ampleur face aux projets ultra-libéraux de la start-up Macron, sur les retraites l’assurance-chômage, la Sécu, etc. Comme nous l’avions défendu lors de la contre-réforme de la SNCF en initiant alors un cadre unitaire de soutien à la lutte des cheminotEs et pour la défense des services publics.
Un peu plus d’eau institutionnelle dans le vin insoumis
Une démarche qui ne signifie pas, bien au contraire, la négation des désaccords qui existent entre organisations. C’est pourquoi nous ne nous sommes jamais privés de critiquer les positions de la FI, et de confronter publiquement nos idées, notamment lorsqu’elles concernent des sujets qui font débat au sein de la gauche, qu’elle soit ou non anticapitaliste. 
Et en l’occurrence, force est de constater que ce que certainEs ont salué comme un « bougé » de la FI sur les questions européennes ressemble davantage à une étape supplémentaire dans la quête de respectabilité du mouvement « insoumis ». Une quête qui est passée cet été, entre autres, par l’invitation de députés de droite aux « Amfis d’été », à la suite d’une prise de position singulière de Jean-Luc Mélenchon au plus fort de l’affaire Benalla, rapportée par le Monde des 20-21 juillet : « Quand il s’agit de protéger l’État et de faire respecter la norme républicaine, il y a une convergence avec la droite, je l’assume » (2).
Nous ne découvrons pas que Jean-Luc Mélenchon aspire à gouverner et éprouve un profond respect pour l’État, mais de toute évidence il verse de plus en plus d’eau institutionnelle dans son vin insoumis, en « assumant » une « convergence » avec la droite et les défenseurs de l’ordre établi. Quitte à annoncer, en outre, un changement de cap sur la question de la rupture avec les institutions européennes, en opérant un recul sur le « plan B » (interprété par certains « insoumis » comme un abandon pur et simple) et en tendant la main à la « gauche » du Parti socialiste incarnée par Emmanuel Maurel – ces deux « bougés » étant évidemment liés –, ainsi que l’a exprimé Manuel Bompard : « Tout un groupe au sein du PS a des orientations sur la question européenne qui sont proches des nôtres. C’est sûr qu’ils seraient plus à leur place ici que sur une liste menée par Pierre Moscovici » (3).
On est désormais loin du programme de la présidentielle (« L’UE, on la change ou on la quitte »), des déclarations tonitruantes de septembre 2017 (« Le retour de la tambouille, jamais ! ») et de l’hostilité aux « frondeurs » du PS (dont l’un des chefs de file n’était autre qu’un certain... Emmanuel Maurel), à propos desquels Jean-Luc Mélenchon affirmait après la présidentielle « [qu’]ils représentaient tout ce que les Français détestent » (4). Explications du chef de file des députéEs FI : « On est rugueux dans la polémique, dans les mots, mais on a intérêt à ce que les choses n’aillent pas plus loin » (5). Et d'aller encore un peu plus loin le 9 septembre en déclarant, toujours à l'adresse de la « gauche » du PS : « Mes amis, vous me manquiez » (6). Pourquoi pas ? Après tout, comme disait l’autre, ce ne sont pas les girouettes qui tournent, c’est le vent… 
Accueillir les migrantEs ? « Oui mais… »
Prêts à renoncer à un pan essentiel de leur programme (le « plan B ») et à leur rejet de la « tambouille » pour envisager de s’allier avec l’un des ennemis désignés d’hier et se poser en majorité de gouvernance alternative, Jean-Luc Mélenchon et la FI n’ont guère opéré de « bougé », en revanche, sur la question des migrantEs. Car tout en critiquant, à juste titre, la politique anti-migrantEs du gouvernement Macron, et en dénonçant notamment la loi « asile-immigration », Jean-Luc Mélenchon a réitéré, à plusieurs reprises cet été, son hostilité à la liberté de circulation et d’installation. Exemple sur BFM-TV le 2 septembre : « Je ne dis pas aux gens que je suis d’accord pour que tout le monde fasse ce qu’il veut, passe où il veut, s’installe où il veut ». 
Et de justifier cette position au nom de la « responsabilité » : « Aucun d’entre nous n’est un doux rêveur qui dirait "Eh bien oui, tout le monde n’a qu’à le faire, se déplacer" » (7). C’est la « raison » qui est convoquée (« Nous sommes des gens raisonnables »), entretenant ainsi le mythe selon lequel la France et l’UE n’auraient pas les moyens d’accueillir toutes celles et tous ceux qui, de façon contrainte ou choisie, souhaiteraient s’y installer… alors qu’il n’y a jamais eu autant de richesses produites, et potentiellement disponibles. L’accueil n’est absolument pas une question de capacités « techniques », mais bien de choix politiques : réduire le temps de travail, répartir les richesses, réquisitionner les logements vides… Autant de mesures de bon sens qui, loin de s’opposer aux problématiques liées aux migrations, ni même de faire partie d’un autre champ que ces dernières, se combinent à la revendication de la liberté de circulation et d’installation au sein d’une même perspective globale : un véritable partage des richesses, une politique au profit de la majorité et non d’une petite minorité prédatrice.  
Pire encore, pour justifier son refus d’une réelle ouverture des frontières, Jean-Luc Mélenchon utilise l’argument de l’utilisation de l’immigration, par la bourgeoisie, « pour faire pression sur les salaires et les acquis sociaux » (8). Que certains employeurs et responsables politiques instrumentalisent l’immigration pour renforcer les logiques d’exploitation est indéniable. Mais de là à en déduire que l’immigration serait « organisée par les traités de libre-échange » (9) dans le but de faire baisser les salaires et de rogner les acquis sociaux, il y a un pas… qu’il est malaisé de franchir. Car il ne s’agit pas seulement là d’une confusion entre un effet d’aubaine et une politique organisée, sur laquelle nous reviendrons, mais bien de la légitimation de l’idée d’une concurrence de fait entre travailleurEs français et étrangers et, dès lors, de la mise en doute, volontaire ou non, de la possibilité de combats communs contre le patronat. Or, la lutte contre les pressions de capitalistes déterminés à relever, à tout prix, leurs taux de profit, ne passe certainement pas par une mise en cause, même indirecte, des phénomènes migratoires (« Dire que [les vagues d’immigration] peuvent peser à la baisse sur les salaires et profiter au patronat n’est pas un raisonnement complètement absurde ») (10), mais par la seule mise en cause… du système capitaliste lui-même, et de la course effrénée au profit. Toutes choses étant égales par ailleurs, on croirait entendre les arguments de certains syndicalistes au début du 20e siècle, selon lesquels l’entrée des femmes, moins qualifiées que les hommes, sur le marché du travail, serait utilisée par le patronat pour faire baisser les salaires… 
Non, le patronat n’est pas pro-migrantEs !
Il n’existe en réalité aucun lien mécanique entre immigration et baisse des salaires, comme le rappelait par exemple l’économiste Anthony Edo, spécialiste des questions liées aux migrations, dans une interview à la Tribune en février 2017 : « Les immigrés ne sont pas seulement des travailleurs, ils consomment, entreprennent, innovent et participent ainsi à la création de richesses et exercent, en conséquence, des effets positifs sur la croissance, les salaires et l’emploi. » (11) Ajoutons en outre, comme l’a souligné Roger Martelli, que dans un système économique aussi mondialisé qu’il l’est aujourd’hui, ce sont les faibles coûts salariaux dans les pays « du Sud » qui servent de principal moyen de pression aux capitalistes, et non la présence, dans les principales puissances économiques mondiales, de travailleurs immigrés (12)...  
En France, l’opportunisme de certains secteurs du patronat à l’égard des migrantEs ne signifie en rien une adhésion collective de la bourgeoisie au principe de la liberté de circulation et d’installation. Difficile, sinon, de comprendre pourquoi Macron et son gouvernement, dont il n’est nul besoin de démontrer la fidélité aux intérêts des riches et du Medef, sont aussi hostiles aux migrantEs, et luttent sans relâche pour les décourager de se rendre en Europe en général, et en France en particulier… Il s’agit, une fois de plus, de choix politiques, et il est regrettable que Jean-Luc Mélenchon et la FI aient recours à une argumentation qui, de facto, postule que l’ouverture des frontières aurait des conséquences négatives pour les salariéEs « déjà présents » sur le sol français. 
L’argument des profits réalisés par les capitalistes sur le dos des migrantEs qui parviennent à gagner les pays européens peut en outre être retourné, tant certains grands groupes industriels, et pas des moindres, réalisent des profits… en empêchant les migrantEs de gagner les pays européens. Claire Rodier, auteure d’un ouvrage de référence sur la question (Xénophobie business : à quoi servent les contrôles migratoires ?), évoquait ainsi, en 2014, le « business de la migration » (13) « On pense aux profits tirés du développement de la technologie sécuritaire dans le secteur de la surveillance des frontières, mais aussi de tout ce qui ressort dans les pays d’immigration des législations sur l’accueil, l’hébergement, la détention et l’expulsion des étrangères et des étrangers. Dans les deux cas, les bénéficiaires de cette manne sont à titre principal des entreprises privées : industries d’armement et aéronautique, sociétés d’assurance, sociétés de sécurité, prestataires privés pour la gestion des visas, ainsi qu’une kyrielle d’opérateurs impliqués dans l’application des politiques migratoires et d’asile. » Avec, en jeu, des sommes colossales : le marché de la sécurité des frontières en Europe équivalait à 15 milliards d’euros en 2015 et devrait, selon certaines estimations, atteindre plus de 29 milliards d’euros par an en 2022, au profit de multinationales comme G4S, Thales, Finmeccanica ou Siemens… Voilà qui ne fait guère bon ménage avec la thèse d’un patronat « pro-migrantEs », même si cette question est en réalité secondaire dans la discussion qui nous occupe, comparée à la nécessité de rappeler sans cesse que la France et l’Europe ont bel et bien les moyens d’accueillir les migrantEs, et que la discussion est politique, et non technique ou économique. 
Pour un internationalisme conséquent
On notera au passage que le deuxième axe du discours de Jean-Luc Mélenchon et de la FI à propos des migrantEs, qui consiste à expliquer que, s’il faut accueillir « les gens [qui] ont touché le sol sacré de la terre de la patrie » (sic), il faut également « faire en sorte qu’ils vivent dignement chez eux » (14) afin qu’ils n’aient pas de raison de quitter leur pays, ressemble davantage à un contre-feu « internationaliste » qu’à un programme politique conséquent. Difficile en effet de trouver une cohérence entre la volonté affichée de « laisser les pays du sud se développer » (par la dénonciation des traités de libre-échange) et l’absence des revendications, entre autres, de l’abolition des dettes (mais seulement de leur « restructuration »), de l’expropriation des multinationales françaises qui pillent les richesses des pays africains, du démantèlement des bases et installations militaires qui assurent à la France un rôle de « gendarme de l’Afrique », sans même parler des discours enthousiastes sur « la France, présente sur tous les continents » ou sur « la France, deuxième territoire maritime du monde », situation qui est avant tout un héritage sans cesse actualisé du colonialisme français. 
Et ajoutons que la posture selon laquelle il faudrait « créer les conditions pour que les gens restent chez eux » n’est pas dénuée d’ambiguïté, entretenant l’idée que l’objectif est de tarir les flux migratoires, voire de les « assécher », selon la formule de Djordje Kuzmanovic, conseiller de Jean-Luc Mélenchon et futur candidat de la FI aux européennes (15). Nous préférons pour notre part affirmer que nous tendons vers l’objectif de créer les conditions pour que les migrations soient libres, et non contraintes. Et nous n’oublions pas, en outre, que selon toutes les prévisions, une grande majorité de réfugiéEs seront, à l’avenir, des réfugiéEs climatiques, et qu’il est vain de prétendre qu’il serait possible, y compris en abrogeant les traités de libre-échange, de jeter les bases d’un ralentissement global des flux migratoires, tant le processus de réchauffement est avancé, et quand bien même on se battrait pour lutter contre le dérèglement climatique. 
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ChacunE comprendra que ces critiques internationalistes, qui reposent sur une défense de la liberté de circulation et d’installation, sont destinées à alimenter la discussion à gauche, et ne rejoignent en rien les postures des responsables LREM qui, depuis la fin de l’été, s’en prennent au « nationalisme » de Jean-Luc Mélenchon. Une offensive opportuniste, pathétique et cynique, venue d’un gouvernement et d’une majorité dont l’obsession anti-migrantEs, notamment concrétisée dans la loi « asile-immigration », témoigne d’un alignement de plus en plus fort sur les courants ultra-nationalistes, qu’ils soient français ou européens.   
À l’heure où certains, en Allemagne, prétendre combattre l’extrême droite en créant un mouvement dont l’un des marqueurs est de dénoncer la « naïveté » de la gauche sur les questions liées à l’immigration, c’est-à-dire en reprenant le vocable de la droite et de l’extrême droite, il n’est pas question de tergiverser. Accueillir les migrantEs, touTEs les migrantEs, sans établir de hiérarchie entre « réfugiéEs politiques » et « migrantEs économiques ». Régulariser les sans-papiers, touTes les sans-papiers, sans opérer de tri entre « ceux qui travaillent » et « ceux qui ne travaillent pas ». Refuser de céder le moindre pouce de terrain aux théoriciens réactionnaires de « l’appel d’air » ou de la « concurrence déloyale ». Défendre une liberté de circulation et d’installation inconditionnelles, en rappelant qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’une affaire de choix politiques et de lutte pour une réelle répartition des richesses. 
Des perspectives auxquelles nous n’avons pas renoncé et que nous continuerons, avec bien d’autres, de défendre, au sein d’une Europe dans laquelle les vents mauvais soufflent de plus en plus fort. Tout en proposant, ici et maintenant, que se constituent des fronts regroupant toutes celles et tous ceux, et nous savons qu’ils et elles sont en nombre à la FI, qui refusent de rester passifs face à l’entreprise de destruction méthodique de l’ensemble de nos acquis sociaux, face à la poursuite de l’offensive sécuritaire et répressive, face aux politiques racistes et à la criminalisation de la solidarité… et qui ne comptent pas attendre 2019 pour mettre une claque à Macron.
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(1) « Européennes : La France insoumise se livre à quelques bougés », sur l'humanité.fr.
(2) « L’affaire Benalla, une revanche pour "l’ancien monde" », sur lemonde.fr.
(3) Cité par le Parisien le 3 septembre 2018.
(4) « Mélenchon : "Mon objectif, c'est la conquête du pouvoir national" », sur laprovence.fr, 14 septembre 2017.
(5) Mediapart, 26 août 2018.
(6) « Jean-Luc Mélenchon face à l’aile gauche du PS : "Mes amis, vous me manquiez" », sur lemonde.fr
(7) Discours de Jean-Luc Mélenchon lors des « Amfis d’été », 25 août 2018.
(8) Compte Twitter de Jean-Luc Mélenchon, 25 août 2018.
(9) Idem.
(10) Charlotte Girard, lemonde.fr, 3 septembre 2018.
(11) « L'immigration tire-t-elle les salaires et l'emploi vers le bas ? », latribune.fr, 21 février 2017.
(12) « Gauche européenne et immigration : la réponse de Roger Martelli à Djordje Kuzmanovic », regards.fr, 9 septembre 2018.
(13) Claire Rodier, « Le business de la migration », 2014, revue Plein droit, 2014-2, n°101, en ligne sur Cairn.fr.
(14) Discours de Jean-Luc Mélenchon lors des « Amfis d’été », 25 août 2018.
(15) Dans une interview à l'Obs, au cours de laquelle il affirme entre autres que Sahra Wagenknecht, co-confatrice du mouvement « Aufstehen» en Allemagne, tient « un discours de salubrité publique ».