mercredi 28 octobre 2020

Islam, « islamisme », jihadisme : en finir avec les amalgames

Depuis l’horrible assassinat de Samuel Paty, c’est à un véritable déchaînement islamophobe que l’on assiste, qui se nourrit notamment d’une confusion entre islam, « islamisme » et jihadisme. Une confusion qu’il s’agit de refuser et de démonter, en paroles et en actes. 

Publié le 28 octobre 2020 sur le site l'Anticapitaliste

L’assassinat de Samuel Paty par un jeune Tchétchène radicalisé par les thèses jihadistes est l’expression de la persistance de l’existence, en France, d’individus pouvant « passer à l’acte » dans le cadre d’opérations violentes au nom d’un fondamentalisme islamique de type spécifique, le jihadisme. Si rien ne semble indiquer que ce jeune ait agi sur ordre, cela ne signifie pas pour autant que son geste serait le « coup de folie » d’un « déséquilibré ». Comme le montre sa revendication sur Twitter – qu’il avait pré-rédigée avant l’assassinat –, il donne un sens politique à son acte : il s’adresse nommément à Macron, « le dirigeant des infidèles », affirmant qu’il vient de tuer « un de [ses] chiens de l'enfer qui a osé rabaisser Muhammad » et ordonnant au président français de « calme[r] ses semblables avant qu'on ne vous inflige un dur châtiment ». 

Le profil de l’assassin confirme qu’il s’agit d’un jeune empreint de l’idéologie jihadiste, avec notamment de multiples tweets sans ambiguïté au cours des derniers mois, dont certains ont été signalé par des internautes à la plate-forme Pharos en raison de leur contenu violent, antisémite, menaçant, etc. À noter également une série de tweets consacrés à « la mécréance de l’État saoudien, de ses dirigeants ainsi que de tous ceux qui les soutiennent », peu ambigu quant au positionnement politico-religieux du jeune homme. S’il demeure encore des zones d’ombre sur son parcours et sur les interactions qu’il a pu avoir sur internet dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Conflans Sainte-Honorine, nul doute que Samuel Paty est apparu comme une « cible » à un individu qui se posait déjà la question de passer à l’acte.


Sur le jihadisme

Le jihadisme repose sur le principe de l’action violente, individuelle ou collective, contre des objectifs (États, groupes sociaux, individus) considérés comme les ennemis d’une vision ultra-rigoriste de l’islam, avec en arrière-plan le projet de l’instauration d’une loi islamique stricte sur le territoire le plus étendu possible. Selon les partisans du jihadisme, le jihad peut être défensif (protéger des terres d’islam) ou offensif (s’emparer de nouvelles terres), ce qui explique pourquoi les jihadistes se considèrent partout en guerre, y compris contre d’autres musulmanEs, qu’il s’agisse de groupes ou de pouvoirs étatiques, accusés de trahir l’islam « véritable ». Les attentats commis contre des pays occidentaux s’inscrivent dans le même logiciel : cibler ceux qui, par leurs discours et/ou leurs actions, porteraient atteinte à l’intégrité de l’islam et/ou viendraient en appui à des groupes ou pouvoirs étatiques musulmans « traîtres », et défendre, en actes, les « terres d’islam » contre « les Juifs et les Croisés ».

Le jihadisme repose donc sur un corpus politico-religieux, qui offre une « vision du monde » à ses adeptes mais qui, comme l’a notamment montré le chercheur Olivier Roy, attire aussi en raison des modalités d’action qu’il propose. Contre un Gilles Kepel, autre chercheur, beaucoup plus médiatisé – et nettement réactionnaire –, qui affirme que le jihadisme est le produit d’une « radicalisation de l’islam », Roy explique ainsi que l’on assiste plutôt à une « islamisation de la radicalité ». Certains jihadistes seraient ainsi davantage fascinés par les actions violentes que par l’islam rigoriste lui-même, et auraient pu faire d’autres choix s’ils avaient rencontré d’autres idéologies radicales avant de croiser la route du jihadisme. La thèse de Roy n’est évidemment pas auto-suffisante, qui peut conduire à relativiser l’importance du corpus religieux jihadiste, mais elle permet d’éclairer les profils de certains auteurs d’attentats et de mieux comprendre que le jihadisme s’inscrit dans un environnement social et politique « moderne »… et violent.


Vous avez dit « islamisme » ? 

Le principal danger des thèses de Kepel est qu’il invite à considérer que le développement du jihadisme aurait pour seule explication un processus de radicalisation interne au sein de l’islam, et donc un ensemble de causalités exclusivement religieuses : exit toute causalité politique, sociale, économique… Cette thèse du « tout-religieux » est commode pour ceux qui refusent d’envisager – ou veulent empêcher que l’on envisage – que les politiques extérieures impérialistes des grandes puissances occidentales, ainsi que leurs politiques intérieures racistes, pourraient être considérées comme des facteurs d’explication du terrorisme jihadiste. La cause du jihadisme serait exclusivement idéologique, et à rechercher dans les évolutions internes d’une nébuleuse, « l’islamisme », au sein de laquelle une « radicalisation », donc, serait à l’œuvre.

L’islam est ainsi la seule religion à qui le simple fait d’accoler un « -isme » devient immédiatement synonyme de menace – essayez avec les autres, vous verrez que ça ne fonctionne pas. Une première raison de s’interroger sur la pertinence de l’emploi de ce terme… Mais surtout, la notion d’ « islamisme » est problématique dans la mesure où elle postule l’existence d’une mouvance politique dont le programme se réduirait à « l’islam », duquel les jihadistes proposeraient une version « radicale ». On préférera donc employer le terme « fondamentalisme islamique » (1), qui permet de ne pas confondre, d’une part, la religion de près de deux milliards de personnes et, d’autre part, des organisations poursuivant un projet politique réactionnaire, et qui impose en outre de ne pas céder à la paresse intellectuelle qui voudrait que les causes du développement de ces organisations se trouvent dans… le Coran.

Cette dernière « explication » ne résiste pas, en effet, à un examen de la réalité des organisations politiques et des pouvoirs étatiques se revendiquant de l’islam : de Ennahda en Tunisie, qui s’est normalisé dans les institutions, gouvernant même avec les anciens Benalistes, aux Frères musulmans égyptiens, victimes d’un putsch militaire soutenu par le parti salafiste Al-Nour (et l’Arabie saoudite), en passant par le Hamas palestinien, le régime iranien, le Pakistan, la Turquie d’Erdogan ou le Hezbollah, venu appuyer Assad contre le soulèvement de 2011 au prétexte de la lutte contre les « jihadistes », on se rend bien compte que les réalités sont multiples, voire contradictoires. Et l’on comprend surtout que ces organisations et régimes ont beau se revendiquer de l’islam et partager un projet réactionnaire, ce n’est pas, en dernière instance, leur interprétation du Coran qui oriente leurs principaux choix, mais les conditions matérielles – nationales, politiques, sociales – dans lesquelles elles évoluent. On peut en outre établir une différence majeure entre ces courants et des groupes fondamentalistes comme Daech ou al-Qaïda : ils ont une conception « gradualiste » de la prise du pouvoir au sein d’institutions rejetées (car non-islamiques) par les jihadistes, qui préconisent pour leur part le seul emploi de la violence (2).


Confusions et amalgames 

Le gloubi-boulga intellectuel ambiant encourage à considérer qu’il existerait un continuum « islamiste » à l’extrémité duquel se trouveraient le jihadisme, autrement dit que tous les groupes se référant à l’islam seraient l’antichambre des mouvements jihadistes, voire qu’ils auraient partie liée avec eux. Et ce raisonnement par capillarité n’est pas limité au champ politique : telle mosquée, telle association, tel individu musulman peut en effet être montré du doigt comme étant « lié à la mouvance jihadiste », et ce sera à l’accusé, désigné comme « islamiste », de prouver son innocence – avec toutes les difficultés que représente la tâche de démontrer la non-appartenance à une mouvance essentiellement organisée dans la clandestinité… Surtout lorsque s’y ajoute l’argument de la « taqiyya » (« dissimulation »), pratique d’individus jihadistes ne voulant pas éveiller les soupçons, au nom de laquelle certains s’autorisent à accuser n’importe qui car l’absence de comportements suspects devient… une preuve.

Le terme « islamisme » tel qu’il est employé aujourd’hui, ne décrit pas la  réalité, mais la confusion générale de laquelle il participe a des conséquences bien réelles : suspicion généralisée à l’égard des organisations musulmanes et, par extension, des musulmanEs en général – à qui l’on demande systématiquement de se « désolidariser » des attentats, comme s’ils et elles en étaient, par défaut, solidaires ; légitimation de mesures d’exception visant lesdites organisations au nom de la lutte antiterroriste ; paralysie quasi-généralisée de la gauche sociale et politique, qui se défend de toute islamophobie mais qui est beaucoup plus à l’aise pour réagir face à un tag sur le siège du PCF que face à la menace de dissolution d’une organisation antiraciste comme le CCIF, dont jamais personne n’a pourtant pu démontrer qu’elle avait un lien quelconque avec la mouvance jihadiste – et pour cause.  


Refuser tout traitement différencié pour les musulmanEs

Est-ce à dire que le jihadisme n’a « rien à voir avec l’islam » ? L’expression est parfois employée, y compris par certains courants musulmans qui, et on peut le comprendre, à force d’être amalgamés aux jihadistes, veulent s’en démarquer totalement sans renier leurs propres croyances. Mais la formule, si elle a ses vertus, n’est pas nécessairement opérante dans la mesure où les organisations jihadistes prétendent proposer une certaine lecture de l’islam, et où les revendications des attentats sont presque toujours formulées à grands renforts de termes religieux. Mais rien ne nous empêche de considérer, et de dire, que le jihadisme a autant à voir avec « l’islam » que le Ku Klux Klan ou Anders Breivik ont à voir avec « le christianisme » : on se souviendra ainsi que Breivik s’est revendiqué d’un « christianisme identitaire », affirmant que le pape Benoît XVI avait « abandonné le christianisme et les chrétiens européens, et devrait être considéré comme un pape lâche, incompétent, corrompu et illégitime ». Toute ressemblance…

La persistance du jihadisme ne nous apprend rien sur l’islam comme religion et/ou sur les musulmanEs en général, pas plus que Breivik et ses semblables ne nous apprennent quoi que ce soit sur le christianisme et/ou sur les chrétienEs. Dès lors, si la lutte contre le fondamentalisme islamique, qui ne se confond pas avec le jihadisme mais qui n’est pas moins réactionnaire que les autres fondamentalismes religieux et qui peut lui aussi sécréter des individus et groupes violents, est indissociable de nos combats pour l’émancipation, elle nécessite de refuser et de démonter la vulgate islamophobe faite de confusions et d’amalgames. Le mouvement ouvrier a su, par le passé, faire la part des choses entre les organisations se revendiquant du christianisme, et personne aujourd’hui, dans nos rangs, n’oserait établir un continuum entre les résidus du Ku Klux Klan, la Démocratie chrétienne et Emmaüs… Pourquoi les organisations musulmanes devraient-elles être victimes d’un traitement différencié ? 

A fortiori lorsque l’on intervient politiquement dans un pays impérialiste comme la France, où les amalgames racistes sont encouragés, voire produits par l’État, et où toute lutte contre l’islamophobie doit commencer par le soutien aux premierEs concernéEs, les musulmanEs, et par la construction de fronts communs avec des structures qu’ils et elles animent. Une politique nécessaire pour favoriser l’auto-organisation et pour éviter tout substitutisme, et qui est en outre la meilleure des réponses aux fauteurs de haine et aux promoteurs de la guerre civile. À nous de développer, sans opportunisme mais sans préjugés, et sans avoir d’exigences que nous n’aurions pas vis-à-vis d’autres organisations dans la construction d’autres fronts communs.

 

(1) Ou « intégrisme islamique ». Lire Gilbert Achcar, « Onze thèses sur la résurgence actuelle de l’intégrisme islamique », en ligne sur https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3324.

(2) Sur les conséquences concrètes, pour les militantEs de gauche intervenant dans les pays majoritairement musulmans, de cette dernière distinction, on pourra se référer à Joseph Daher, « Marxisme, processus révolutionnaire et fondamentalisme islamique », en ligne sur Contretemps-web : https://www.contretemps.eu/marxisme-revolutionnaire-fondamentalisme-islamique/

jeudi 1 octobre 2020

Lénine et le parti : une question d’actualité

Lénine en 1920 (domaine public).

Plus de 100 ans après la révolution russe, retour sur l’un des apports majeurs de Lénine : une rupture avec toute vision linéaire de l’histoire – et de la révolution – et ses conséquences pratiques/organisationnelles. C’est en effet de cette rupture que participe la conception léniniste du parti, historiquement située, souvent caricaturée mais pourtant toujours éclairante, a fortiori lorsqu’on l’enrichit de la lecture qu’en a faite Daniel Bensaïd. 

D'après Julien Salingue et Ugo Palheta, préface et postface à la réédition de Daniel Bensaïd, Stratégie et parti (les Prairies ordinaires, 2016). 

Le mouvement ouvrier du début du XXe siècle, particulièrement dans ses franges réformistes, a souvent agi comme si le temps politique était homogène et uniforme, comme si l’évolution des sociétés – le « mouvement », pour parler comme Bernstein – devait tendre naturellement et spontanément vers le socialisme. Pas de révolution politique, mais une évolution sociologique ; pas un parti stratège, mais un parti éducateur. Étant donnée l’expérience chaotique du XXe siècle, rares sont ceux qui raisonnent encore de cette manière. Mais on trouve une autre manière de ne pas prendre en considération les changements de conjoncture, qui consiste à substituer un optimisme volontariste à un optimisme évolutionniste : agir comme si l’offensive, qu’on l’envisage sous la forme de la grève générale ou de l’insurrection, était en chaque moment à l’ordre du jour, comme si les masses n’attendaient qu’un parti vraiment révolutionnaire pour se mettre en mouvement, se constituer en classe révolutionnaire et déclencher l’insurrection.

Parti et stratégie révolutionnaire

La dimension stratégique de l’activité révolutionnaire repose sur cette idée apparemment simple, énoncée par Ernesto Che Guevara : « Le devoir de tout révolutionnaire, c’est de faire la révolution. » En d’autres termes, le débat stratégique repose sur la conviction partagée que la révolution dérive, non de lois historiques qui la rendraient inévitable, mais d’un projet volontaire, et plus précisément d’un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois.

Tel est l’un des apports majeurs du Lénine d’après 1914, qui s’émancipe progressivement de la conception mécaniste d’un Kautsky, convaincu du caractère nécessaire, non contingent, de la révolution. Kautsky écrivait ainsi en 1909, dans Les Chemins du pouvoir, « qu’il ne dépend pas de nous de faire une révolution, ni de nos adversaires de l’empêcher ». Si cette formule souligne une évidence – les dynamiques propres et les produits de la lutte des classes ne dérivent pas de la seule volonté des révolutionnaires –, elle a pour effet d’incliner à l’inaction : l’intervention consciente des militants et des organisations révolutionnaires serait inutile dans la préparation d’une révolution, puisque celle-ci doit advenir nécessairement. Les années 1914-1917 seront pour Lénine l’occasion d’un retour critique sur les thèses de Kautsky, jusqu’à la rupture, avec la formulation d’une double problématique stratégique : si le surgissement révolutionnaire n’est pas subordonné à l’activité du parti, l’intervention directe de ce dernier au cœur de la lutte des classes peut jouer un rôle décisif dans le rythme et la tournure des événements ; cette intervention doit tenir compte de la non-linéarité des processus révolutionnaires, déjà remarquablement décrite dans Que faire ?, rédigé en 1902 : « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondesChamp caché. »

Si le cap stratégique – le renversement du pouvoir politique bourgeois – demeure identique, il n’existe donc pas de voie prédéterminée pour y parvenir, aucun schéma théorique préalablement découvert par la « science socialiste » et que l’on pourrait se contenter d’appliquer. Sur le chemin qui mène à l’abolition des structures d’exploitation et de domination, se dresse ainsi une multitude d’obstacles et de bifurcations, d’impasses et de chausse-trappes, qui interdisent de penser que le plus court trajet vers la révolution serait la ligne droite. Ne jamais abandonner ce fil à plomb de la stratégie révolutionnaire qu’est l’objectif de destruction de l’État capitaliste ne signifie pas que celle-ci serait à portée de main, en tout temps et en tout lieu, comme l’expliquait Daniel Bensaïd : « On ne peut pas détruire cet État n’importe quand et dans n’importe quelles conditions. Se contenter de cet impératif, hors du temps, ce serait simplement jeter les bases d’un volontarisme gauchiste : si la question du pouvoir était posée en permanence, il ne dépendrait que de la volonté politique du parti de passer de l’accumulation syndicale ou parlementaire de forces, à l’accumulation militaire ; donc d’un gradualisme électoral à un gradualisme militaire. Il suffirait en quelque sorte de déclarer la guerre à l’ÉtatChamp caché. »

Dans le même temps, affirmer que les révolutionnaires ont des responsabilités particulières dans les succès éventuels des révolutions, que leur intervention est décisive pour approfondir un processus révolutionnaire, c’est admettre qu’ils peuvent également avoir des responsabilités dans leurs échecs, que des erreurs d’analyse, un défaut d’initiative ou au contraire des décisions aventuristes, peuvent compter au centuple dans une situation de montée révolutionnaire. S’il ne dépend donc pas des organisations révolutionnaires que se déclenche une crise prérévolutionnaire, et si elles ne peuvent qu’être minoritaires à l’amorce d’une telle crise, on ne saurait sous-estimer leur rôle, paradoxalement décuplé dans les (rares) situations historiques où les subalternes secouent en masse le joug qui les opprime.

Le parti ne se confond pas avec la classe

Le parti révolutionnaire, dans son acception contemporaine, n’est pas un donné mais un construit, une forme historique particulière qui est née du développement de la classe ouvrière, de ses expériences de confrontation avec la bourgeoisie et des conséquences, pratiques et organisationnelles, qu’en ont tirées les militants et dirigeants ouvriers. Daniel Bensaïd insiste ainsi sur le va-et-vient permanent, chez Marx et Engels, entre le projet de parti au sens strict (le « parti éphémère ») et le parti au sens large (le « parti historique »), entre les regroupements organisationnels ponctuels, empiriquement observables, et le mouvement historique de la classe ouvrière vers son émancipation, autrement dit le devenir-communiste du prolétariat. Lié aux expériences concrètes d’organisation et de luttes de la classe ouvrière en Europe, des révolutions de 1848 à la défaite de la Commune de Paris, en passant par la création de la Ligue des communistes et la fondation de la Iere Internationale, ce va-et-vient traduit une tension au cœur du Manifeste communiste (que Marx et Engels rédigèrent justement pour la Ligue des communistes, à laquelle ils s’affilièrent). Deux célèbres formules résument cette tension : « Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers » ; « Les communistes sont la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres ». En d’autres termes, le parti apparaît chez Marx et Engels comme la médiation – l’« opérateur stratégique » – permettant de résoudre l’apparente contradiction entre deux nécessités : représenter et entraîner l’ensemble de la classe, dont seule la mobilisation sur la base de ses intérêts immédiats peut transformer les rapports de force sociaux et politiques ; défendre une orientation politique fondée sur une analyse approfondie des rouages du système capitaliste, dont seule une minorité de la classe peut développer une claire conscience hors des situations révolutionnaires. S’il s’agit donc d’envisager la construction de partis conçus comme autant de regroupements ponctuels, ajustés à une conjoncture particulière de crise politique mettant à l’ordre du jour la prise du pouvoir, le maintien d’une organisation permanente regroupant les éléments les plus conscients de la classe ouvrière ne va pas de soi chez Marx et Engels : la décision de dissoudre la Iere Internationale en sera l’une des démonstrations les plus éclatantes.

C’est avec Lénine que s’accomplit une « révolution dans la révolutionChamp caché ». Le dirigeant révolutionnaire russe est en effet le premier à dénoncer clairement la « confusion entre le parti et la classe », et à défendre le principe d’un parti révolutionnaire affirmant son indépendance et, surtout, son autonomie et sa capacité d’initiative politique, au-delà des seules luttes économiques. Tel est l’apport fondamental d’un Lénine évoluant dans une société au sein de laquelle la classe ouvrière demeure extrêmement minoritaire : le parti, s’il n’a pas d’intérêts distincts de ceux de la classe ouvrière, ne peut se contenter d’être la chambre d’écho des revendications du prolétariat, et encore moins des seuls ouvriers d’usine. Il doit pouvoir, de manière autonome, prendre l’initiative de la lutte politique, en d’autres termes intervenir dans l’ensemble des luttes sectorielles et des couches sociales, poser la question du pouvoir et, partant, refusant de laisser à la bourgeoisie les mains libres sur le terrain proprement politique. Si le prolétariat est la force motrice et décisive du changement social, en raison de sa position dans les rapports de production, il a son « mot à dire » sur des questions qui ne semblent pas le concerner directement, car ces dernières peuvent participer de l’exacerbation des contradictions entre les classes et précipiter l’ouverture d’une crise révolutionnaire : « [Lénine] comprend parfaitement que les contradictions économiques et sociales s’expriment politiquement, de façon transformée, "condensée et déplacée", et que le parti a pour tâche de déchiffrer dans la vie politique, y compris sous les angles les plus inattendus, la façon dont se manifestent les contradictions profondesChamp caché. »

Le temps politique comme temps chaotique

D’où la nécessité du parti d’avant-garde, d’une organisation se posant de manière obstinée la question de la conquête du pouvoir et de la transformation révolutionnaire de la société, et non de la seule représentation de la classe ouvrière et de ses intérêts immédiats dans telle ou telle conjoncture. Si cela suppose une attention constante aux flux et reflux de la conscience politique au sein du prolétariat, de l’évolution de son niveau de confiance au gré des luttes de classe (victorieuses ou défaites, menées ou subies), de son hétérogénéité interne, un parti ne saurait se contenter de prendre des initiatives politiques dans les seuls moments de crise de régime : « L’activité essentielle de notre parti, le foyer essentiel de son activité, doit être un travail possible et nécessaire aussi bien dans les périodes les plus violentes d’explosion que dans celles d’accalmie, c’est-à-dire un travail d’agitation politique unifié pour toute la RussieChamp caché. » Il s’agit, en d’autres termes, de proposer – et de donner les moyens – à la classe ouvrière de se regrouper au sein d’une structure permanente qui se fixe pour objectif de répondre collectivement à « des questions qui sont celles de l’ensemble de la société, et dépassent la somme des revendications économiquesChamp caché », et d’intervenir concrètement dans la lutte politique en contestant aux classes dominantes leur prétention à la représentation de « l’intérêt général ».

Lénine insiste très tôt, notamment au regard de la révolution de 1905 (dont les formes, en particulier l’apparition des soviets, avaient surpris les bolcheviks), sur la nécessité d’un dialogue permanent entre le parti d’avant-garde et la classe elle-même, mais aussi d’une analyse constamment actualisée de son niveau de conscience et de confiance, de ses formes d’auto-organisation et de ses luttes concrètes, de ses victoires et de ses défaites. Le parti n’est pas, en ce sens, une organisation définie une fois pour toutes par son avance sur la classe, au nom de la « science » dont il serait l’unique dépositaire ; il est en relation constante avec elle, capable d’ajuster ses analyses, ses revendications et sa tactique, en fonction des expériences de la classe ouvrière, mais sans jamais se dissoudre au sein de cette dernière et renoncer à son rôle spécifique.

Le temps politique n’est pas celui – linéaire – de l’accumulation patiente de forces en vue d’un affrontement final avec un État peu à peu réduit à une citadelle assiégée, mais celui – chaotique – de l’équilibre mouvant des forces, des accélérations brusques et des ralentissements soudains, de la prise d’initiative au moment propice. Personne n’a mieux souligné que Daniel Bensaïd cet acquis de la politique de Lénine, à savoir le rôle stratégique indépassable que joue la crise révolutionnaire pour toute politique d’émancipation. C’est seulement dans ce type de situation, à la fois « crise politique de la domination » et « crise d’ensemble des rapports sociauxChamp caché », que peut s’inventer et s’exprimer pleinement une politique faite par et pour ceux d’en bas : une « politique de l’oppriméChamp caché ». La rupture soudaine des liens d’allégeance, qui, en temps normal, font que l’on s’en remet à des professionnels du pouvoir, favorise un élargissement brutal du champ des possibles et la création de nouveaux liens et modes d’organisation, susceptibles de briser les mécanismes bien huilés qui assurent ordinairement la reproduction des rapports de domination et d’exploitation.

De la centralité de la crise révolutionnaire, conçue à la fois comme surgissement et processus, et définie par Lénine comme la situation dans laquelle ceux d’en haut « ne peuvent plus » (diriger comme auparavant) et ceux d’en bas « ne veulent plus » (être dirigés)Champ caché, découle la nécessité d’une organisation capable de prendre des décisions tactiques hardies et de formuler un projet stratégique faisant le lien entre les aspirations immédiates au changement et les transformations radicales que suppose l’avènement d’une société libérée des rapports d’exploitation et d’oppression. Encore faut-il pour cela disposer d’une boussole commune, ce qui suppose à la fois la capacité collective à tirer les leçons des mouvements d’émancipation et des situations révolutionnaires passées, mais aussi que des milliers de militants aient fait l’expérience concrète, ensemble, de la lutte et des décisions qu’elle impose. C’est en ce sens qu’au cours d’un processus révolutionnaire, l’absence d’une organisation aguerrie et implantée, capable de saisir le sens possible des événements, d’approfondir et d’orienter dans une direction révolutionnaire les dynamiques d’auto-organisation et de politisation, peut coûter cher, en permettant aux classes dominantes, une fois passé l’orage, de maîtriser le jeu politique et de juguler la combativité manifestée par les classes populaires.

En finir avec les partis ?

Parmi les organisations traditionnelles, ce sont sans doute les partis qui subissent la crise la plus profonde et la désaffection la plus brutale, d’où l’idée d’une « crise de la forme-parti ». Cette expression demeure imprécise et obscurcit sans doute davantage qu’elle n’éclaire, mais elle a au moins le mérite de tenter de nommer le problème. Il est certain en tout cas que l’époque des partis de masse du mouvement ouvrier organisant une frange significative du prolétariat – qu’ils soient de tradition social-démocrate ou communiste –, paraît non seulement lointaine mais quasi-inconcevable pour ceux qui ne l’ont pas connue. À ce rejet répond la tentation, parmi les militants organisés dans des partis, de penser que les classes populaires – et plus largement, la population – seraient ipso facto dépolitisées du fait de leur retrait des organisations politiques. Outre qu’il est arrogant d’imposer une définition restreinte de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas, cette idée engage un postulat encombrant, et hautement contestable, selon lequel la politisation aurait pour vecteur principal, sinon unique, les partis politiques. Et c’est bien mal connaître le besoin de discussion proprement politique, au sens noble du terme, qui caractérise toute une partie du prolétariat, notamment au sein des quartiers populaires.

Pour autant, une politique sans partis a de fortes chances de demeurer chez beaucoup une « antipolitique », réduite à un refus principiel de « rentrer dans le jeu » et empêchant de disputer le terrain politique aux partis traditionnels, ou pire, « une politique fusionnelle sans médiationsChamp caché », autrement dit un rapport de délégation, donc de dépossession, entre des individus isolés et des « personnalités politiques » libérées de tout collectif partisan mais fortement dépendants des pouvoirs établis (du Capital ou des États). La crise des partis de gauche – qui d’ailleurs ne signifie nullement leur disparition – laisse donc un vide, notamment du côté des subalternes, un vide qu’aucun mouvement « spontané » n’a pu et ne saurait combler durablement.

Que les partis soient généralement méprisés et rejetés, c’est une chose que l’on comprendra sans peine, notamment en observant les partis institutionnels, qui façonnent la représentation des organisations politiques pour la majorité de la population. Mais on ne peut déduire de cela, ni d’ailleurs de l’histoire des organisations politiques au XXe siècle, que tout parti, peu importe ses orientations politiques, son organisation interne et son degré d’intégration à l’État, est voué à n’être qu’un aréopage d’opportunistes, à jouer un rôle politiquement conservateur ou à connaître une dérive bureaucratique. Le parti apparaît en fait aussi problématique que nécessaire pour tout projet politique prenant au sérieux les situations de crise révolutionnaire. Problématique car ses succès le soumettent immanquablement aux « dangers professionnels du pouvoir » mis en évidence, dès la fin des années 1920, par le révolutionnaire bolchevik Kristian RakovskyChamp caché. Nécessaire par les fonctions qu’un parti peut (seul) accomplir véritablement : parti-éducateur, formant politiquement ses membres par un travail continu de transmission théorique et historique, ainsi que par l’expérience militante ; parti-intellectuel, susceptible de produire une compréhension commune du monde social et d’élaborer collectivement une stratégie pour le transformer ; parti-expérimentateur, capable de prendre des décisions audacieuses, même lorsque d’autres organisations s’y refusent ; parti-catalyseur, visant à surmonter la dispersion de la gauche et des mouvements grâce à des initiatives qui permettront de faire émerger de nouvelles synthèses militantes et politiques ; parti-stratège, en mesure de jouer un rôle décisif dans des situations de crise politique et de bifurcation historique, en mettant à profit l’expérience passée des mouvements d’émancipation.

(1) V. I. Lénine, Que Faire ?, V°, c), (1902).
(2) Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, pp. 69-70 (édition de 2016 aux Prairies ordinaires).
(3) Idem, p. 36.
(4) Idem, p. 157.
(5) V. I. Lénine, Que Faire ?, V°, c), op. cit.
(6) Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, op. cit, pp. 158-159.
(7) Daniel Bensaïd, « Lénine ou la politique du temps brisé », Critique communiste, automne 1997, n°150, http://danielbensaid.org/Lenine-ou-la-politique-du-temps.
(8) Daniel Bensaïd, « Pour une politique de l’opprimé », 1997, http://danielbensaid. org/Pour-une-politique-de-l-opprime
(9) V. I. Lénine, La Maladie infantile du communisme, 9, (1920).
(10) Daniel Bensaïd, « Un communisme hypothétique », 2009, http://danielbensaid. org/Un-communisme-hypothetique
(11) Kristian Rakovsky, « Les dangers professionnels du pouvoir », lettre du 06/08/1928, https://www.marxists.org/francais/rakovsky/works/kr28dang.htm.