mercredi 31 octobre 2018

Inch'Allah, de Davet et Lhomme : du goudron, des plumes et des plaies


Inch'Allah : l'islamisation à visage découvert. Avec un titre pareil, le dernier ouvrage proposé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne pouvait manquer de faire du bruit. Et on n’a pas été déçus : documentaire diffusé sur LCP, nombreuses invitations sur les stations de radio et les chaînes de télévision, reprises dans la presse écrite… Avec un quasi-unanimisme pour saluer le travail proposé, mais aussi des critiques, beaucoup moins médiatisées, portant sur la méthode et/ou sur le contenu du livre. Des critiques que nous souhaiterions prolonger dans cet article qui, cela va mieux en le disant, ne préjuge pas de la motivation ni de la bonne foi des 5 étudiant·e·s en journalisme qui ont réalisé les enquêtes de terrain, et concerne avant tout le travail de journalisme de Davet et Lhomme, ainsi que le discours qu’ils portent dans les médias autour de l’ouvrage. Le documentaire diffusé sur LCP et les diverses apparitions médiatiques des journalistes ont en effet montré que les étudiant·e·s n’ont maîtrisé ni le thème, ni le titre, ni la médiatisation de l’ouvrage, et qu’ils et elles ne sauraient dès lors en être tenus responsables. 
Un ouvrage qui, on va le voir, est loin des prétentions de Davet et Lhomme, qui affirment avoir voulu s’en tenir « aux faits, et rien qu’aux faits », alors que le produit qu’ils nous proposent témoigne de biais idéologiques majeurs. Avec en outre des méthodes plus que discutables, à commencer par la posture affichée par Davet et Lhomme qui prétendent, contre toutes les évidences, se situer à contre-courant des discours dominants.

« La plume dans la plaie » ? 
Comble de l’originalité – et de l’audace –, le titre du documentaire consacré à « l’enquête », et diffusé sur LCI, est la Plume dans la plaie, en référence à la célèbre formule d’Albert Londres. Une formule que Gérard Davet reprend à son compte lors d’une discussion avec les 5 étudiant·e·s en journalisme, en se référant explicitement à Albert Londres : 
« On a décidé clairement de mettre la focale sur l'islamisation de ce département. C'est un choix qu'on doit assumer de manière parfaitement solidaire, claire. Je vais prendre un exemple, par exemple quand notre vieil Albert Londres se penche sur le Tour de France, il ne raconte pas les belles routes de France, les gens qui s'embrassent, etc. Il fait les forçats de la route, le dopage… Il fait le mauvais côté du Tour de France, voilà. Ben nous on va prendre le mauvais côté de la Seine-Saint-Denis, le mauvais côté du fait religieux. C'est vraiment ce contexte là qui nous intéresse et c'est une volonté de mettre la plume dans la plaie pour reprendre Albert Londres, c’est vraiment ça. Il faut l'assumer, c'est parfois moins facile, moins évident que de faire un truc très balancé, très équilibré, etc., mais l’enquête, telle qu'on la conçoit nous, c'est souvent ça. »
On se frotte les yeux, et les oreilles, devant une telle énormité. Le parallèle avec le Tour de France est en effet particulièrement éloquent, dans la mesure où il indique que Gérard Davet semble considérer que le travail d’Albert Londres sur les « mauvais côtés » du Tour de France en 1924 serait équivalent à un travail sur les « mauvais côtés » de l’islam en Seine-Saint-Denis en 2018. 
Or, lorsqu’à l’été 1924 Albert Londres dénonce, dans le Petit Parisien, l’envers du Tour de France, il se fait notamment l’écho des critiques formulées par les frères Francis et Henri Pélissier, deux cyclistes ayant abandonné l’épreuve pour protester contre la direction et le règlement de la compétition qui auraient poussé, au nom du spectacle, les coureurs à toujours plus d’efforts, et donc à mettre leur santé en danger, entre autres en ayant recours au dopage. 
Les Pélissier et Albert Londres seront dès lors les cibles des critiques virulentes de la direction du Tour, notamment en la personne d’Henri Desgrange, directeur de l’épreuve et du magazine l’Auto, principal quotidien sportif de l’époque. En clair, le travail d’Albert Londres est alors à contre-courant des idées dominantes de l’époque et entre en confrontation avec de puissantes institutions, qu’elles soient sportives ou médiatiques, et par la même occasion des intérêts financiers. Davet et Homme pensent-ils sérieusement qu’ils accomplissent un geste journalistique comparable à celui de « notre vieil Albert Londres » ? Pour cela, il aurait fallu qu’en 2018 l’islam en France, et a fortiori en Seine-Saint-Denis, soit présenté essentiellement sous ses « bons côtés », imposant de questionner ses éventuels « mauvais côtés », forcément méconnus. Mais on a beau chercher, on a du mal à trouver les équivalents des « belles routes de France » et des « gens qui s’embrassent » dans le traitement médiatique de l’islam en France. En revanche…  

« L’islam des banlieues », épisode 329
Davet et Lhomme ne prétendent certes pas être des pionniers en la matière. Dans le reportage « La plume dans la plaie », Gérard Davet explique ainsi comment l’idée est venue aux deux compères de proposer la thématique de « l’islamisation du 93 » aux étudiant·e·s : « Il y a eu un livre qui est paru, qui a été écrit par un ancien proviseur de lycée à Marseille, qui écrit que l’islamisation rampante est devenue un énorme problème dans les lycées à Marseille. De fil en aiguille avec Fabrice on s’est dit est-ce que ce n’est pas là un foyer d’enquête intéressant… »
Sauf erreur de notre part, le livre auquel il est fait référence ici est Principal de collège ou imam de la République ?, publié à l’été 2017 par Bernard Ravet, ancien principal de collège à Marseille (et non proviseur de lycée – l’investigation est décidément un combat). Un ouvrage qui a alors bénéficié d’un écho médiatique certain, avec diverses recensions et diverses invitations de son auteur. Un livre dans lequel on peut lire, comble de l’originalité pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au traitement médiatique de l’islam, que « le fanatisme […] cherche à empiéter sur le territoire physique de la République, centimètre par centimètre, en imposant ses signes et ses normes dans l'espace scolaire, dans les cours de récréations, les cantines, les piscines ». Mais aussi « [qu’]en interdisant le voile [à l’école], on a soigné les petites pustules de l’herpès, mais [qu’]on ne s’est pas attaqué au virus » (sic). Voilà qui méritait bien les compliments du très albertlondrien Valeurs actuelles, qui a salué à l’époque « un livre coup de poing qui décrit sans fard le quotidien des établissements scolaires des quartiers nord de Marseille ».
Mais surtout, un livre qui faisait suite, entre autres, et pour se contenter d’ouvrages parus au cours des dernières années, à Banlieue de la république (Gilles Kepel, 2011), Quatre-vingt-treize (Gilles Kepel, 2012), Islam, l’épreuve française (Élisabeth Chemla, 2013), les Territoires perdus de la république (Collectif, 2002, réédité et augmenté en 2015), Soumission (Michel Houellebecq, 2015), Une France soumise (Georges Bensoussan, 2017), Partition (Alexandre Mendel, 2017), etc. Autant de livres qui, malgré des approches diverses et des points de vue que l’on qualifiera de plus ou moins nuancés, s’inscrivent dans une même perspective : pour reprendre les mots de Gérard Davet, « prendre le mauvais côté du fait religieux [musulman] », avec un accent particulier mis sur la situation dans les banlieues. 
Autant dire que la plaie dans laquelle Davet et Lhomme prétendent porter la plume est déjà bien ouverte, voire béante, et que de nombreuses autres plumes, pas toujours les plus propres, y ont déjà été plantées. Les livres cités ci-dessous témoignent d’un intérêt éditorial marqué pour les problématiques liées à l’islam, entre autres et notamment dans les banlieues, qui se vérifie également, dans les médias dominants, par l’écho qu’ont rencontré certains de ces livres, mais aussi par les multiples « dossiers » et « Unes » qui ont été consacrées auxdites problématiques. Avec une quasi-unanimité au sein de ces médias, qui non seulement privilégient une approche sensationnaliste, mais jouent en outre sur les peurs et les préjugés, donnant à voir, au total, une image négative ou, pour le dire avec les mots de Gérard Davet, les « mauvais côtés » de l’islam. C’est ce que relevait déjà, en 2012 (!), L’observatoire des médias Acrimed (1), images à l’appui : 



Plus récemment, le Figaro Magazine s’était illustré par un « dossier » consacré à l’islam dans la ville de Saint-Denis avec, là encore, une indéniable volonté de montrer les « mauvais côtés » :   



Le moins que l’on puisse dire, et l’on aurait pu multiplier les exemples, ou se pencher sur la façon dont le champ politique s’est lui aussi saisi de ces problématiques, est que le projet de Davet et Lhomme, loin d’être en rupture ou en confrontation avec les idées dominantes de notre temps, leur fait largement écho, au sens propre du terme. On est bien loin d’Albert Londres et de sa critique implacable du Tour de France, et il est regrettable que des journalistes aussi informés que Davet et Lhomme ne s’en rendent pas compte. Ou alors, mais ce n’est qu’une hypothèse, qu’ils fassent semblant de ne pas s’en rendre compte. 

Vous avez dit « islamisation » ? 
En réalité, Davet et Lhomme vont même encore un peu plus loin que les ouvrages cités plus haut, dont on remarquera qu’aucun ne comporte, dans ses titre et sous-titre, le terme « islamisation ». Une belle innovation de Davet-la-plume et Lhomme-la-plaie – à moins que ce ne soit l’inverse – qui, ce faisant, s’inscrivent dans une lignée peu reluisante, puisqu’on ne le trouvait jusqu’alors, pour des livres évoquant la France, que chez des auteurs confidentiels oscillant entre la droite extrême et l’extrême droite (2). Le seul auteur de « renom » ayant inscrit ce terme sur la couverture de deux de ses livres n’étant autre que… Philippe de Villiers, connu pour sa lucidité et sa mesure quant à la place de l’islam en France :  



Mais de cela, Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne se préoccupent guère. Dans leur préface à l’ouvrage, les deux compères expliquent ainsi doctement que « l’islamisation » est, « selon le dictionnaire Larousse, l’"action d’islamiser", c’est-à-dire de "convertir à l’islam", et/ou d’"appliquer la loi islamique dans divers secteurs de la vie publique et sociale". » C’est tout ? C’est tout. Et c’est inquiétant, car des journalistes comme Davet et Lhomme devraient savoir que les mots ont un sens qui dépasse de très loin la seule définition du dictionnaire, a fortiori lorsqu’ils sont utilisés par des forces politiques, dans le débat public, à des fins de stigmatisation, voire d’incitation à la haine. On se souviendra ainsi des « Assises sur l’islamisation de nos pays », organisées par le Bloc identitaire et Riposte laïque en décembre 2010, avec entre autres invités de prestige Renaud Camus, Fabrice Robert, Oskar Freysinger (UDC suisse), Anders Gravers (du mouvement « Stop islamisation of Denmark »), Mario Borghezio (Ligue du nord italienne) ou Tommy Robinson (English Defence League), dont chacun·e peut deviner la tonalité générale…  
Le terme « islamisation » a depuis longtemps, dans les pays occidentaux, pris un autre sens – s’il l’a jamais eu – que celui de la simple description du type Larousse : « Au milieu des années 2000, un mot étrange commence à imprégner les débats publics dans la plupart des sociétés européennes : islamisation. Les musulmans, dont le nombre s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger et, in fine, à dissoudre les cultures nationales. » (3) L’obsession de « l’islamisation » est en réalité l’un des corollaires de la théorie du « grand remplacement », fantasme de l’extrême droite la plus vulgaire. Voilà qui aurait pu être établi avec un minimum d’investigation – qui implique, selon le Larousse, une « recherche attentive et suivie ». L’absence de prise de distance vis-à-vis d’un terme aussi négativement connoté que le mot « islamisation », qui se retrouve au contraire sur la couverture de « l’enquête » parrainée par Davet et Lhomme, témoigne, au mieux, d’une méconnaissance grave du dossier et, au pire, d’une adhésion implicite à un discours de stigmatisation, voire de haine. Avec à l’arrivée, un hommage rendu par, excusez du peu, Valeurs actuelles, qui affirme, à propos de Inch’Allah : « Le réveil est tardif, il n’en est pas moins réussi » (4). Et l’hebdomadaire s’y connaît, lui qui nous avait déjà alertés à de nombreuses reprises, dans son style inimitable :  



Quand des témoignages deviennent des faits
Le contenu du livre confirme malheureusement, et sans surprise, que la règle énoncée par Davet et Lhomme dans la préface – « Oublier tous les a priori, les clichés, les intox, et en revenir à ce qui fait l’essence même de notre métier : les faits » – n’a guère été respectée. Nous ne reviendrons pas ici sur les diverses bourdes et approximations qui jalonnent l’ouvrage, déjà évoquées, entre autres, par Faïza Zerouala et Nassira El Moaddem dans un article publié sur Mediapart et le Bondy blog, avec notamment la confusion, dès le début du livre, entre « muezzin » et « minaret » (5)(6). Et l’on ne s’étendra pas davantage sur les clichés véhiculés (« Ces quartiers où, désormais, il ne fait pas bon ouvrir un commerce à l’ancienne », « Il a le parler vrai des gens du bâtiment, cette sorte de confrérie unie par le labeur et les conditions de travail, les mêmes pour tous », « Consommer halal est devenu une évidence à Saint-Denis. De fait, quasiment une obligation », etc.). Le point sur lequel nous voudrions insister est l’omniprésence, dans l’ouvrage, d’un biais particulièrement révélateur du divorce d’avec « les faits » : le crédit aveugle accordé à celles et ceux qui dénoncent « l’islamisation » de la Seine-Saint-Denis n’a d’égal que la méfiance, voire la défiance à l’égard de celles et ceux qui sont considérés comme ses promoteurs. 
On remarque ainsi que la parole des contempteurs de « l’islamisation » n’est jamais remise en question, et que leurs témoignages semblent devenir des faits. À un point tel que l’on ne sait plus, dans de nombreux passages du livre, qui s’exprime. Exemple avec le chapitre consacré à l’aéroport de Roissy, où l’on peut lire ce qui suit : « Des salariés de sandwicherie ne veulent plus toucher de jambon. D’autres ne manipulent plus les alcools vendus dans les duty-free. Un agent chargé du remboursement de la TVA sur certains produits refuse même de s’occuper de la détaxe des boissons alcoolisées pour avoir la conscience tranquille. Et que dire de ce chauffeur de bus qui en plein service se met à glorifier les attentats ? ». Les journalistes ont-ils assisté à ces scènes ? On en doute. Leur ont-elles été racontées ? Si c’est le cas, on ne sait pas par qui, et l’usage de guillemets eut été préférable. Ces informations ont-elles été vérifiées, recoupées ? Rien ne permet de l’affirmer. Pourquoi ne pas user du conditionnel ? On n’en sait rien. 
Autre exemple dans le chapitre consacré aux « guérisseurs » qui pratiquent, selon les mots des journalistes, « une médecine "alternative", entre charlatanisme et islamisme », et dont on apprend que « certains frappent même leurs patients avec un bâton ou une ceinture pour faire sortir les soi-disant mauvais génies. On va jusqu’à les étrangler ou les électrocuter au taser, au nom d’Allah ». Bigre. Mais là encore, les lecteurs et lectrices n’ont droit à aucune source, aucun élément probant, et pas davantage de guillemets ou de conditionnel… Idem lorsque le livre assène que « de fait (sic), un grand nombre de municipalités, essentiellement de gauche, surfent sur un antisionisme aux relents parfois antisémites ». Quelles municipalités ? Quelle gauche ? Quels éléments concrets pour illustrer ce « surf » ? Quelle complaisance vis-à-vis de l’antisémitisme ? Nous n’en saurons, là encore, rien. 
On ne sera dès lors guère surpris de constater que lorsque les témoins déplorant « l’islamisation » sont cités nommément et entre guillemets, leur parole n’est guère questionnée. Nous ne présumons pas du fait que « le flic », « la préfète » ou encore « le guide » diraient des contre-vérités. Mais nous ne pouvons pas davantage présumer du fait qu’ils diraient la stricte vérité ! Les « faits » qu’ils et elles rapportent se sont peut-être produits mais ils ne sont, à de très rares exceptions près, jamais recoupés ou vérifiés. Difficile, dans de telles conditions, de parler d’investigation et de faits (7). Tout au plus une collection de témoignages, dont on n’a aucun moyen de vérifier la véracité, qui semblent en réalité être mis bout-à-bout sans plus de précautions car ils servent essentiellement à venir à l’appui de l’exposé d’une thèse, formulée dans la préface du livre : « Oui, l’islamisation est à l’œuvre en Seine-Saint-Denis ». Le fait que, à l’heure où ces lignes sont écrites, deux des témoins longuement citées (avec chacune un chapitre qui leur est consacré) aient déjà émis des protestations suite à la publication du livre, accusant les auteurs d’avoir déformé, voire instrumentalisé leurs propos, n’étonnera donc personne… (8)

Deux poids, deux mesures ?
Le traitement des témoins qui sont considérés, au pire, comme des promoteurs de « l'islamisation » ou, au mieux, comme des naïfs, est tout à fait différent. On serait presque tenté de dire que les journalistes portent enfin un regard critique sur leurs témoins, mais ce serait faire fi du fait qu’il s’agit avant tout de l’expression d’un double standard qui ne mérite guère d’être salué, même avec ironie. Un double standard qui se traduit notamment dans un premier constat : lorsque ces témoins font l’objet d’un chapitre, des points de vue critique d’autres témoins sont systématiquement convoqués, dont les positions peuvent même occuper davantage d’espace que les propos de celui dont on prétend faire le portrait. Le chapitre « le lobbyiste » est à cet égard un cas d’école, tant il est à charge. Des procédés que l’on ne retrouve guère lorsque c’est le portrait d’un contempteur de « l’islamisation » qui est dressé…
Au-delà de ce constat général, divers détails traduisent ce deux poids deux mesures. On apprend ainsi que M’Hammed Henniche, secrétaire général de l’Union des associations musulmanes du 93, a un « parcours sinueux ». Lorsqu’il déclare que son collectif a « une crédibilité réelle, [que] les politiques répondent à [leurs] appels, [qu’ils] connai[ssen]t tout le monde », il « fanfaronne ». Le genre de termes que l’on ne retrouve jamais lorsque l’on parle des témoins inquiets de « l’islamisation », qui « expliquent » ou « racontent ». De même, lorsqu’est évoquée la personne d’Hassan Farsadou, président de l’Espérance musulmane de la jeunesse française, et sa capacité à opérer des changements d’alliance politique dans le but de peser sur la vie municipale, il est qualifié d’ « opportuniste » (c’est le titre du chapitre qui lui est consacré). En revanche, Mohammed Chirani, ancien délégué du préfet, qui n’hésite pas lui non plus à opérer, selon les termes des journalistes, des « revirements » électoraux, est un « missionnaire » (c’est le titre du chapitre qui lui est consacré). Nuance. On notera au passage que, comme M’Hammed Henniche, Hassan Farsadou ne se contente pas de « raconter » ou d’ « expliquer » : il « se vante », quand il ne « pérore » pas. 
Autre exemple avec Madjid Messaoudene, élu de gauche à Saint-Denis, dont on apprend, immédiatement après une citation de ses propos concernant les écoles religieuses, qu’il s’exprime en « ignorant délibérément le contexte lié au terrorisme islamiste ». Des remarques critiques que l’on n’entendra guère, par exemple, à propos du « flic », Pierre Biancamaria, au sujet duquel on peut lire ce qui suit : « On croit parfois déceler quelques relents islamophobes dans son discours, quand il se lâche. Trop d’acrimonie, peut-être le sentiment d’un gâchis irresponsable. Le renseignement, quand on se sent inutile, incompris, visionnaire mais impuissant, ça vous déglingue ». En d’autres termes, on peut tolérer de l’islamophobie chez un « grand flic », et même l’expliquer de manière acritique. Mais un élu de gauche qui ne se conforme pas à la thèse générale du livre sera immédiatement renvoyé à son « ignorance délibérée » du « terrorisme islamiste »… On notera d’ailleurs qu’un peu plus tôt dans le livre, Madjid Messaoudene est logé à la même enseigne que M’Hammed Henniche et Hassan Farsadou. Contrairement aux témoins déplorant « l’islamisation », l’élu de Saint-Denis ne « raconte » pas ni n’« explique ». Il « clame sans ciller ». 
Dernier exemple parmi tant d’autres, qui peut paraître anecdotique mais qui est à bien des égards révélateur, le diable se cachant bien souvent dans les détails. Dans les premières lignes du chapitre « la businesswoman », on apprend qu’une « liste noire » circule au sein de la mission locale de Sevran, sur laquelle seraient répertoriées des associations qui, sous couvert d’insertion professionnelle, se livrerait à du prosélytisme. L’évocation de l’existence de cette liste ne suscite aucun commentaire de la part des journalistes. Mais, quelques pages plus loin, une « autre liste » est mentionnée, également en circulation à la mission locale, qui regrouperait des entreprises « très tolérantes vis-à-vis des signes religieux », et vers lesquelles pourraient donc être orientées les jeunes filles musulmanes en recherche d’emploi et voulant conserver leur voile sur leur lieu de travail. Vous l’avez ? On vous le donne, en mille : « [une] liste dont la légalité semble discutable ».   

***

« Il y a un sujet qui est sur le table, qui est évident, qui est simple. Il est touchy [sic], et il est simple. On n’est pas là pour révolutionner la terre entière ou pour faire le Watergate : on est juste là pour décrire un phénomène qui s’installe. Si tu te poses des questions 20 fois avant… tu t’en sors pas. Il faut foncer. » Ainsi s’exprime Gérard Davet dans le documentaire la Plume dans la plaie, alors que l’une des étudiantes lui fait part de ses doutes, et notamment de son impression que les jeunes journalistes sont en train de collecter des témoignages qui n’ont pas nécessairement de lien entre eux, ce qui pourrait les amener « dans le mur ». Les propos du journaliste sont éloquents, et son assurance à expliquer à la jeune femme que le sujet est « simple » est à l’image de la « simplicité » des recettes qui ont été employées pour construire l’objet Inch’Allah : un thème surexploité mais qui n’en demeure pas moins surmédialisé, un titre « racoleur » – c’est Fabrice Lhomme qui le dit – et la promesse de « révélations » – que l’on cherche encore, tant l’ensemble a un goût de réchauffé (9). 
Est-ce à dire que tout serait à jeter ? Non. À certains moments du livre, des nuances apparaissent, des questions sont posées, des processus complexes sont évoqués, qui auraient pu former, dans un autre cadre, une invitation à réfléchir. Mais ils sont rares, et ils sont surtout noyés dans le flot de faits-témoignages qui ne sont jamais remis en question et/ou en perspective, et dont l’accumulation, à défaut de démontrer quoi que ce soit, laisse à penser « qu'un grand voile noir se serait abattu sur l'ensemble d'un département où plus rien n'échapperait au contrôle de l'islam. » (10) De toute évidence, Davet et Lhomme ont oublié que la formule d’Albert Londres dont ils se revendiquent concluait une phrase dont il est malaisé de séparer les membres : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » En l’occurrence, Inch’Allah s’avère être, qu'elles qu'aient pu être les intentions et la bonne foi des étudiant·e·s en journalisme, une énième pierre ajoutée à l’édifice de la construction médiatique du « problème de l’islam » et, partant, de la stigmatisation des musulman·e·s. 


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(1) « Les obsessions islamiques de la presse magazine », 6 novembre 2012, en ligne sur https://www.acrimed.org/Les-obsessions-islamiques-de-la-presse-magazine
(2) Entre autres Francois Billot de Lochner, Chronique de l'islamisation ordinaire de la France ; Joachim Véliocas, l'Islamisation de la France ; Christian de Moliner, La sécession remède à l’islamisation ; Louis Chagnon, l'Islamisation de l'Occident et nos élites. Chroniques d'une dhimmitude choisie ; etc. Le sociologue Raphaël Lioger a lui aussi fait usage du terme dans le titre de l’un de ses ouvrages, mais il s’agissait pour lui de s’en prendre au « mythe de l’islamisation »
(3) Raphaël Liogier, le Mythe de l’islamisation, Seuil, 2012 (introduction). 
(4) Charlotte d’Ornellas, « “Inch'Allah”, ou le réveil (tardif) de Davet et Lhomme », 29 octobre 2018, en ligne sur https://www.valeursactuelles.com/societe/inchallah-ou-le-reveil-tardif-de-davet-et-lhomme-100296
(5) « "Inch’Allah" : deux journalistes du Monde forment des étudiants en déformant le 93 », en ligne sur https://www.bondyblog.fr/reportages/cest-chaud/inchallah-deux-journalistes-du-monde-forment-des-etudiants-en-deformant-le-93/ et https://www.mediapart.fr/journal/france/251018/inch-allah-deux-journalistes-forment-des-etudiants-en-deformant-le-93?onglet=full  
(6) Signalons tout de même ce qui ressemble à une petite perle et qui n’a, à notre connaissance, pas encore été relevée. On apprend dans la bouche de l’une des témoins cités dans le livre qu’elle aurait été victime de menaces dans l’hôpital dans lequel elle travaille comme gynécologue. Et soudain : « Il a appelé son cousin de la cité qui est arrivé à deux heures du matin pour menacer les sages-femmes. Il expliquait qu’il allait ramener ses 4000 amis de la cité d’à côté pour nous casser la gueule. » « Ses 4000 amis de la cité d’à côté », vraiment ? Ne s’agirait-il pas plutôt de la cité des 4000 à la Courneuve ? Soit l’erreur a été commise par le témoin, ce qui aurait mérité une correction, ou au moins une remarque. Soit, ce qui est beaucoup plus probable, elle résulte d’une erreur de transcription liée à une méconnaissance du 93, et le fait qu’elle ait pu passer au travers de la relecture en dit malheureusement long…   
(7) On pourra regarder à ce propos l’émission d’Arrêt sur images (19 octobre 2018) consacrée au livre de Davet et Lhomme, durant laquelle les deux journalistes d’investigation refusent d’entendre cette critique, affirmant que les témoignages sont des faits, et allant jusqu’à traiter la journaliste Lynda Zerouk, qui conteste ce point de vue, de « procureure ». Ambiance… Émission en ligne sur https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/islamisation-une-enqete-de-journalistes-nest-pas-une-enquete-de-sociologues
(8) Concernant Véronique Decker (« la directrice »), lire « Livre "Inch’ Allah". Un buzz malveillant à des fins politiques et commerciales », 22 octobre 2018, en ligne sur https://blogs.mediapart.fr/francois-spinner/blog/221018/livre-inch-allah-un-buzz-malveillant-des-fins-politiques-et-commerciales ; concernant Martine Roman (« la secrétaire »), lire « Inch'Allah: la "secrétaire" de Paris 8 dénonce "une manipulation" », sur https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/291018/inchallah-la-secretaire-de-paris-8-denonce-une-manipulation
(9) Sur l’absence de révélations dans le livre, voir par exemple Pierre Bafoil, « Que penser d'"Inch' Allah", le livre polémique sur l'islamisation de la Seine-Saint-Denis ? », en ligne sur https://www.lesinrocks.com/2018/10/25/actualite/que-penser-dinch-allah-le-livre-polemique-sur-lislamisation-de-la-seine-saint-denis-111137346/
(10) Idem.
  



vendredi 5 octobre 2018

Ugo Palheta : « Ce qui rend le fascisme possible, c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles »

Entretien. À l’occasion de la sortie de son livre « la Possibilité du fascisme » (éditions la Découverte), nous avons rencontré Ugo Palheta. Entretien publié sur le site du NPA. 
Ton livre s’intitule la Possibilité du fascisme. Avant toute chose, pourrais-tu nous préciser ce que tu entends par « fascisme » ? Il y a un enjeu de définition important autour de cette notion, qui a des conséquences pour l’analyse... et la pratique.
Le fascisme comme régime désigne un pouvoir capitaliste en ce sens qu’il sert les intérêts des fractions du grand capital industriel et financier, mais un pouvoir capitaliste d’un genre particulier puisqu’entre autres choses il ne cherche pas à intégrer mais à annihiler totalement le mouvement ouvrier. Mais même si le fascisme a évidemment besoin du soutien de la classe dominante pour parvenir au pouvoir, en particulier à travers des alliances passées avec ses représentants politiques, on ne comprend rien à la manière dont il se développe comme mouvement si on s’imagine qu’il n’est qu’un jouet dans les mains de la bourgeoisie. Dans toute sa période d’ascension, le fascisme conquiert une audience de masse en obtenant des soutiens venant de toutes les classes sociales, même si son cœur sociologique se situe au sein de la petite bourgeoisie au sens large (petits patrons, professions libérales, salariat intermédiaire, etc.), où il recrute l’essentiel de ses cadres. C’est à ce titre que le fascisme dispose d’une autonomie relative vis-à-vis de la classe dominante et qu’il peut développer sa propre critique du système capitaliste : une critique opportuniste (les fascistes n’ayant aucun scrupule à s’allier avec les capitalistes au moment où cela leur est nécessaire), nationaliste (ce qui est critiqué ce n’est pas l’exploitation patronale en elle-même mais la dimension financière et mondialisée du capitalisme), et inoffensive (ils ne remettent jamais en cause les fondements de ce système, à savoir la propriété privée des moyens de production). Mais une critique tout de même, et c’est précisément pour cela que, dans des périodes où le capitalisme entre en crise (économique et politique), le fascisme peut gagner l’audience de couches sociales qui, pour des raisons diverses, se sentent lésées voire désespérées. Il le fait en développant un projet politique qui a des accointances avec certaines franges des droites mais qui lui est spécifique : un projet de régénération nationale passant par le rétablissement fantasmatique de l’unité politique, de l’homogénéité ethno-raciale et de l’intégrité culturelle du corps national, et cela en écrasant, par une combinaison de violence étatique et extra-étatique, les « ennemis » et les « traîtres », autrement dit les mouvements de contestation (en premier lieu le mouvement ouvrier, son ennemi le plus dangereux) et les minorités (notamment ethno-raciales). 
Tu adoptes une posture très critique à l’égard de la notion de « populisme ». Pourquoi ? 
Je pense que le « populisme » est l’une des pires catégories du langage politique et de la science politique. Cela est très visible dans le fait qu’elle mêle des mouvements dont les idéologies et les programmes sont opposés (en vrac Thatcher et Corbyn, Chavez et Orbán, Mélenchon et Le Pen, etc.). S’il en est ainsi c’est que cette catégorie est fondée sur des critères extrêmement vagues : la démagogie (mais qui est juge de ce qui est démagogique ou non ?), l’appel au peuple (mais qui ne fait pas appel au peuple dans des régimes où c’est l’élection au suffrage universel qui commande l’accès au pouvoir politique ?), ou encore l’affichage d’une posture « anti-système » (mais n’est-elle pas présente aujourd’hui dans tout le champ politique, même du côté macroniste ?). Si on est cohérent, on trouvera du populisme à peu près partout, donc nulle part. Ce n’est donc pas pour des raisons intellectuelles mais essentiellement du fait de ses fonctions politiques que la catégorie de populisme s’est imposée à partir des années 1980. Elle a en particulier permis de mettre dans le même sac toute critique du « système », qu’elle vienne de l’extrême droite ou de la gauche radicale, et elle a donc eu pour effet de désarmer toute contestation de gauche en l’assimilant à l’extrême droite. Par ailleurs il ne faut pas oublier qu’à la racine de la catégorie de « populisme » il y a le « peuple » et que la critique politique ou journalistique du « populisme » est bien souvent, explicitement ou non, une mise en accusation des classes populaires et l’expression d’un mépris de classe, très répandu dans le champ politique et médiatique : le « populisme » serait ainsi le propre de ces classes réputées par essence irrationnelles, disposées à se laisser entraîner dans des dérives autoritaires ou xénophobes. Enfin, la diffusion de cette catégorie de populisme – en lieu et place de celle de fascisme – a eu deux effets favorables au FN devenu RN : en le taxant de « populiste », on l’a lavé de ses liens pourtant évidents avec le fascisme et on l’a placé implicitement du côté du peuple, alors même que le FN n’avait initialement aucun ancrage électoral dans les classes populaires (et qu’il est encore aujourd’hui, dans ses organes de direction, complètement étranger aux classes populaires, ne comptant aucun ouvrier ou employé dans son comité central). 
Ton livre s’intéresse essentiellement aux conditions de possibilité de l’émergence d’un courant, voire d’un pouvoir fasciste. Quelles sont-elles ? Et comment se traduisent-elles dans la situation française ?
J’essaie de montrer qu’il ne suffit pas d’une crise économique pour que monte la xénophobie et que progresse l’extrême droite. Ce qui rend le fascisme possible, c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles qui, en temps normal, assurent la reproduction paisible du système par un mélange de violence d’État et de consentement populaire où ce dernier a le premier rôle. Ce type de crise renvoie à ce que Gramsci nommait une « crise d’hégémonie », et elle n’est pas identifiable à une crise révolutionnaire, qui suppose un effondrement de l’État et une élévation soudaine du niveau de combativité, de confiance et d’auto-organisation des classes subalternes. Une crise d’hégémonie peut avoir des causes diverses selon les circonstances historiques et les caractéristiques d’une société mais, dans le cas de la France contemporaine, elle me semble liée au fait que l’offensive néolibérale y a été suffisamment forte pour briser une partie des équilibres sociaux construits de l’après-guerre jusqu’aux années 1970, donc dégradant la situation matérielle de larges franges de la population et leur confiance dans l’avenir, mais suffisamment contestée pour empêcher l’émergence d’un nouveau consensus politique, même par défaut, et d’une nouvelle hégémonie. Cette crise a eu plusieurs conséquences qui, dans une spirale de radicalisation où elles se renforcent les unes les autres, concourent à la dynamique fasciste : la délégitimation croissante et de plus en plus rapide du personnel politique ; le durcissement autoritaire de l’État, assurant la mise au pas des quartiers populaires et la répression des mouvements de contestation ; la radicalisation du nationalisme français, par la construction d’un double consensus (anti-migrants et islamophobe) ; et la progression d’une organisation, le FN, qui, s’il ne dispose pas de l’appareil de mobilisation, d’encadrement et de violence propre au fascisme historique (les escouades de masse capables de s’attaquer au mouvement ouvrier), a œuvré depuis sa création à l’actualisation, à la banalisation et à la diffusion massive du projet fasciste évoqué plus haut. 
« Conditions de possibilité » signifie aussi « possibilité de modifier les conditions », et donc d’inverser la tendance. Quels chantiers pour la lutte antifasciste aujourd’hui ?  
J’évoquerais (sans ordre d’importance) quatre directions qui me semblent découler du constat de l’actualité du danger fasciste. Tout d’abord l’importance de renforcer les structures d’auto-défense dont les mouvements sociaux et la gauche radicale ont (et auront) un besoin vital face aux organisations d’extrême droite mais aussi face à l’État néolibéral--autoritaire. Ensuite la nécessité de mobilisations locales visant à bloquer le développement d’un mouvement fasciste militant en empêchant, en décrédibilisant ou en marginalisant systématiquement les initiatives de l’extrême droite sur le terrain. Troisièmement la popularisation d’un antifascisme politique (et non simplement moral), défendant un programme articulant la lutte pied à pied contre l’extrême droite au combat contre tout ce qui la nourrit (les politiques néolibérales, la montée de l’autoritarisme, l’aiguisement du racisme) et donc pour une autre société, passant notamment par la socialisation des moyens de production, la conquête d’une démocratie réelle et un démantèlement des structures matérielles du racisme (discriminations systémiques en particulier). Enfin la centralité d’une stratégie de front unique dont l’objectif permanent doit être de construire non seulement une opposition de masse aux gouvernements capitalistes mais aussi une majorité sociale et politique, donc une alternative de pouvoir. 

lundi 1 octobre 2018

J-M Rouillan : « À la fin des années 1970, Paris avait pris une centralité dans la lutte armée européenne et internationale »

Entretien. À l’occasion de la sortie de « Dix ans d’Action directe » (publié chez Agone), écrit pendant les années 1990 mais jusqu’alors non publié car les membres d’Action directe étaient tenus au silence par la justice, nous avons rencontré Jean-Marc Rouillan.
Le livre raconte une histoire méconnue, effacée, y compris dans le mouvement ouvrier. Un travail de mémoire : c’était cela la première motivation pour écrire, puis publier ce récit ? 
C’est un livre qu’on a écrit, que j’ai écrit personnellement, mais toujours en discussion avec les autres « perpet’ », à un moment où on pensait que l’on ne sortirait pas vivants de la prison. On voulait donc raconter l’histoire la plus précise possible, en fonction bien sûr de ce qu’il était possible d’écrire. Il y a donc deux manques dans ce récit : ce que l’on ne raconte pas car l’État n’est pas au courant ; l’action politique internationale qui s’est passée à Paris à partir de la fin des années 1970, avec les Brigades rouges et la RAF [Fraction armée rouge]. Tout le reste est là, et constitue un document de sincérité. Il s’agit de regarder les gens dans les yeux et de leur dire : on a fait ça, on pensait ça, vous pouvez critiquer, juger, mais faites-le sur une autre base que celle de la contre-propagande qui nous a ensevelis en vitrifiant l’histoire.
Une histoire dont certains se souviennent quand même. À la Fête de l’Huma, j’ai rencontré des vieux prols, et des fils de vieux prols, qui se souviennent. Ils se souviennent de ce qu’était notre intention : faire payer les autres, ne pas être les zorros de la classe ouvrière mais leur avoir apporté, comme on dit à propos du football, au moins du plaisir. Un jour, je suis allé visiter les Sanofi avec Philippe [Poutou], et un vieux dirigeant de la CGT s’est penché vers moi et m’a dit : « Depuis que vous n’êtes plus là, ils font vachement plus les malins ». 
Donc on a voulu tout raconter, y compris en ne lésinant pas sur certains détails. Quand j’en entends aujourd’hui dire « Bientôt on va passer à la lutte armée », moi je veux leur dire « Vous ne savez pas ce que c’est. C’est quelque chose d’extrêmement dur. Ce n’est pas la fleur au fusil ». 
Tu écris dans l’avant-propos qu’il s’agit d’une histoire d’Action directe. Mais en réalité, quand on lit le livre, on se rend compte qu’il s’agit aussi d’une histoire de la France de l’époque. Tu racontes Action directe mais également un contexte général, qui a été lui aussi dissimulé, voire effacé.  
Il y a toute une génération, c’est connu pour l’Allemagne et l’Italie, qui a fait à l’époque le choix des armes. En France, on était confronté à un État qui était expérimenté, qui avait fait face à une véritable guerre civile avec l’Algérie, qui avait connu la guerre en Indochine, et qui était roué à la contre-insurrection, la contre-propagande, à toutes les saloperies. Quand on a commencé, ils étaient impliqués directement dans la répression anti-subversive en Uruguay et en Argentine. Ils étaient en fait beaucoup plus forts qu’en Allemagne et en Italie. 
Avant même Action directe, il y avait des actions armées en France. Le chef de la police de Montevideo a été tué ici, comme le général bolivien qui avait ordonné l’exécution de Che Guevara… Mais tout a été couvert par des amnisties : quand tu amnisties, officiellement tu te réconcilies, mais en fait tu effaces la mémoire. Et on a l’impression qu’en France il ne s’est rien passé jusqu’à ce que nous on refuse de se renier. Quand on est sortis de prison pour la première fois, ils sont venus nous voir pour nous dire qu’il fallait arrêter tout. Et tu sais, si on avait arrêté à ce moment-là, au moment de l’amnistie de Mitterrand [après l’élection de 1981], jamais on n’aurait entendu parler des actions que l’on avait menées à la fin des années 1970, jamais les gens n’auraient entendu parler d’Action directe et des autres groupes. 
Ce qui avait été effacé aussi, jusqu’à présent, c’est la dimension internationale d’Action directe. Dans nos commandos il y avait des Palestiniens, des Libanais, des Turcs, des Arméniens… On n’a jamais été une organisation française. À la fin des années 1970, Paris avait pris une centralité dans la lutte armée européenne et internationale, il y avait une effervescence d’engagement. On nous montre comme un petit groupe, mais il faut savoir, et je ne le dis pas pour la gloriole, qu’énormément de gens ont été impliqués, à différents niveaux, plus ou moins longtemps, dans la lutte armée.
Pendant plusieurs années vous avez posé des bombes contre des bâtiments symboliques du pouvoir capitaliste et impérialiste, avant de vous en prendre physiquement à des personnes. Et dans le livre, cela semble aller de soi, cela ne fait pas l’objet d’une discussion particulière, comme s’il y avait un continuum entre les deux. Pour vous, finalement, c’était la même chose ? 
Oui, c’est la même chose. On est une organisation qui a tué, mais extrêmement peu, par rapport à d’autres. Et ce n’est pas parce qu’on était moins violents dans notre tête, ou plus pacifiques que les autres. Tuer, c’est une décision grave, qui ne se prend pas à la légère, d’où les détails que je donne dans le livre. Il faut vraiment choisir les moments stratégiques où tu vas le faire. Nous, on s’est rendu compte, à un moment donné, que l’on ne pouvait pas faire des grandes opérations d’enlèvement, comme celles qui avaient été menées par la RAF ou les Brigades rouges… 
Vous avez hésité, à propos de Besse, entre le tuer ou l’enlever…
Oui, on a envisagé les deux options. On aurait pu l’enlever, et essayer de mener une bataille politique, autour des prisonniers mais surtout des restructurations chez Renault et ­ailleurs. Mais on a pensé qu’on n’avait pas la force. Avec le recul, on se dit que ça nous aurait peut-être donné une respiration. Le tuer, ça a accéléré notre arrestation. Quand tu fais des erreurs tactiques, dans la guérilla, tu le paies cash. Ce n’est pas comme au NPA où tu peux te tromper de stratégie et, le lendemain des élections, tu te dis on a merdé, et on reprend de zéro. Dans la guérilla quand tu te trompes sur un truc tactique important, tu le paies cash. Et nous on l’a payé cash. 
Tu écris dans le livre que l’exécution de Georges Besse « appartient au patrimoine de notre classe ». Que veux-tu dire par là ?
Quand tu fais une action qui parle autant aux gens, qui te dépasse, tu t’effaces. Tu as produit un truc, et tu te rends compte qu’il est repris par plein de gens. C’était fou les retours qu’on a eus des ateliers… C’était « On se sent plus forts en rentrant ce matin à l’usine ». Un peu comme après l’exécution de Tramoni[fn]Vigile de Renault qui avait tué le militant de la Gauche prolétarienne Pierre Overney, en 1972.[/fn]. Ça dépasse de très loin la poignée d’individus du commando, ça appartient à tout le monde. Quand une action comme ça entre en syntonie avec les idées de la classe, ou d’une partie de la classe, ce n’est pas toi, elle ne t’appartient pas.
Quel rôle, finalement, avait pour vous la violence révolutionnaire ? On vous a souvent taxés de substitutisme, au sens où vous auriez voulu faire « à la place des masses »… 
Dans les années 1980, avec le développement du néolibéralisme, on est à un moment où tout semble s’effondrer, et où l’idée se répand que la lutte de classe, c’est fini. Nous on porte un discours qui affirme le contraire, et on essaie de penser les changements de la période, la mondialisation, le rôle des institutions internationales, la nécessité d’internationaliser le combat, de relancer un projet stratégique anti-impérialiste. Mais c’est un projet qui arrive trop tard, on s’en rend bien compte. En tout cas ce qui est sûr, c’est qu’on ne voulait pas remplacer le mouvement révolutionnaire, on n’était pas dans les conneries dont me parlait Romain Goupil sur France Inter l’autre jour, la volonté d’« accélérer » les choses. On voulait, comme d’autres, raviver la lutte des classes, mais sans croire qu’on y arriverait seuls et seulement par la lutte armée. On a toujours pensé que du tract au fusil c’est la même lutte, c’est le même mouvement. On n’est pas une avant-garde, on est une réalité de l’antagonisme de classe dans ce pays. Et quand les masses et leurs organisations ne se battent plus, c’est sûr que les guérilleros ne vont pas se battre à leur place.