lundi 27 novembre 2017

Racisme d’État : la preuve par Jean-Michel Blanquer

À l’Assemblée nationale, puis par un communiqué mis en ligne sur le site du ministère de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer a annoncé son intention de porter plainte contre le syndicat Sud-éducation 93 : une intolérable atteinte aux libertés syndicales et, au-delà, une tentative d’intimidation qui en dit long sur la conception très singulière que le gouvernement se fait de la liberté d’expression et de la lutte antiraciste. 
« L’affaire » a commencé avec la dénonciation le 18 novembre, par le « Printemps républicain », de l’organisation, par SUD-éducation 93, d’un stage syndical intitulé « Au croisement des oppressions – Où en est-on de l’antiracisme à l’école ? », prévu les 18 et 19 décembre. L’objet – initial – du scandale ? La tenue, lors de ce stage de deux jours, de deux ateliers en « non-mixité raciale », autrement dit réservés aux personnes faisant l'objet de discriminations racistes. 
Il n’en fallait pas plus pour qu’une polémique nationale s’enclenche, en raison notamment d’une importante campagne de la fachosphère, et qu’un stage syndical de quelques dizaines de personnes devienne en quelques jours, selon certains responsables politiques et certains éditorialistes, une « menace pour la république ». Rien que ça.
Zéro pointé pour l’élève Blanquer
Le ministre de l’Éducation nationale a condamné l’initiative, la qualifiant le 20 novembre de « réunion syndicale triant les membres sur la base de leur origine », avant d’annoncer à l’Assemblée nationale le 21 novembre qu’il allait porter plainte contre SUD-Éducation 93. Soulignons que l’objet de la plainte n’est pas l’organisation des ateliers en non-mixité : Blanquer a en effet précisé qu’il porterait plainte pour « diffamation »« puisque ce syndicat [Sud-éducation 93] a décidé de parler de racisme d’État ».
L’objet du délit est donc la dénonciation du « racisme d’État ». Autrement dit, Blanquer porte plainte contre l’usage « d’un concept utilisé et pensé par des chercheuses et chercheurs mais aussi par des dizaines de structures associatives, syndicales ou politiques », comme l’a rappelé l’Union syndicale Solidaires dans un communiqué publié le 22 novembre1. La culture scientifique du ministre de l’Éducation nationale laisse de toute évidence à désirer, sans même parler – au passage –  de sa culture juridique : il n’est pas possible de porter plainte pour diffamation contre une personne morale (entreprise, association, syndicat…).
Les libertés syndicales et scientifiques foulées aux pieds
Cette plainte et les discours menaçants qui l’accompagnent sont scandaleuses à bien des égards. En premier lieu, il s’agit d’une atteinte manifeste aux libertés syndicales : comme l’a rappelé l’Union syndicale Solidaires, « il s’agit d’un stage syndical [et] c’est aux syndicats de construire leurs formations en toute liberté. Il n’est pas question que l’extrême droite ou des ministères s’immiscent dans les contenus des formations syndicales ». Si Blanquer et ses amis veulent discuter des formations de Sud-éducation, nous ne pouvons que leur conseiller d’adhérer au syndicat. 
En deuxième lieu, qualifier l’évocation du poids du « racisme d’État » dans l’Éducation nationale de « diffamation », c’est non seulement fouler aux pieds des dizaines d’enquêtes et de travaux scientifiques, mais aussi refuser de combattre concrètement des discriminations bien réelles. Ainsi que l’a souligné la Fondation Copernic dans un communiqué2« les recherches portant sur les discriminations raciales à l’école sont l’un des axes les plus travaillés de la sociologie de l’éducation et on peut se féliciter que ces recherches servent ensuite la lutte salutaire contre les discriminations scolaires ». Jean-Michel Blanquer compte-t-il porter plainte contre l’ensemble des individus et structures utilisant la notion de racisme d’État ? Bon courage !
Oui, le racisme d’État existe ! 
Enfin, en s'attaquant à SUD-éducation 93, c’est à l’ensemble du mouvement antiraciste que Blanquer et le gouvernement s’en prennent, et l’on ne s’étonne guère que les députés du Front national aient chaleureusement applaudi l’intervention du ministre à l’Assemblée nationale. Le pouvoir entend-il réellement, par ces manœuvres d’intimidation, faire taire celles et ceux qui dénoncent le racisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire un phénomène structurel, ancré dans les institutions, et pas seulement un problème de relations entre individus ? Si tel est l’objectif, que le gouvernement soit prévenu : nous ne céderons pas aux pressions et aux menaces et nous continuerons de dénoncer et combattre le racisme dans toutes ses manifestations, y compris et notamment le racisme d’État. 
La remise en question de la possibilité, pour les personnes victimes d’oppressions et de discriminations, de se réunir entre elles, est quant à elle non seulement une atteinte aux libertés, mais aussi et surtout une négation des vertus, largement démontrées par l’histoire du mouvement féministe, des espaces en non-mixité, qui font partie des outils de prise de conscience et d’émancipation collective. N’en déplaise à certains calomniateurs, il ne s’agit pas de prôner la séparation permanente, mais bien de construire un rapport de forces contre les discriminations, comme le rappelle Sud-éducation3 : « la non-mixité choisie et temporaire est une stratégie de résistance politique à des dominations structurelles telles que le racisme ou le sexisme ».
Une offensive réactionnaire
Au cours des derniers jours, nous avons pu voir :

- Un ex-Premier ministre et toujours député (Manuel Valls) expliquer à El Pais : « Surgissent dans nos sociétés, par exemple dans la société française, le problème de l'islam, des musulmans. Tout cela nous interroge sur ce que nous sommes. »4
- Un ex-ministre de l'Éducation nationale (Luc Ferry), déclarer sur BFM-TV : « Si on supprimait les 15% de quartiers pourris qu'il y a en France, avec des établissements dans lesquels il y a 98 nationalités et où on n'arrive pas à faire cours, et bien nous serions classés numéro 1 dans Pisa ! »5
- Un académicien, animant une émission hebdomadaire sur France culture, radio de service public (Alain Finkielkraut), expliquer au Figaro : « L’un des objectifs de la campagne #balancetonporc était de noyer le poisson de l’islam. »6
Le gouvernement – en général – et Jean-Michel Blanquer – en particulier – s’en sont-ils émus et inquiétés ? Non. Mais le ministre de l’Éducation nationale a en revanche cru bon de dénoncer SUD-éducation 93 en affirmant « qu’en fait ils véhiculent évidemment un racisme »
Ainsi, dans une parfaite inversion des rôles, ce sont celles et ceux qui luttent concrètement contre le racisme qui se retrouvent sur le banc des accusés, tandis que les racistes authentiques – et ceux qui, par leurs silences complices, les appuient – jouent le rôle de petits procureurs. Jean-Michel Blanquer tente-t-il de faire oublier qu'il appartient à un gouvernement qui organise la chasse aux migrantEs, refuse de régulariser les sans-papiers, couvre les violences policières racistes dans les quartiers populaires et mène à l'étranger une politique néocoloniale digne de ses prédécesseurs ? 
Nous ne sommes pas dupes de cette offensive grossière et nous continuerons d’être au côté des antiracistes authentiques, contre les tartuffes qui instrumentalisent les questions de discriminations pour faire progresser leurs idées réactionnaires et tenter de faire taire la critique et la contestation. Nous continuerons ainsi de dénoncer le racisme d’État dans toutes ses dimensions, y compris ses manifestations dans l’Éducation nationale, n’en déplaise à un Jean-Michel Blanquer dont les gesticulations hypocrites ressemblent à s’y méprendre à un aveu de culpabilité.

vendredi 10 novembre 2017

N’oublions pas Gaza


Novembre 2017. Le texte ci-dessous est la préface que j’ai rédigée au livre de Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza, récemment publié aux éditions Scribest. Une préface que je mets en ligne pour attirer l’attention sur la sortie de cet excellent ouvrage, indispensable pour mieux connaître les réalités de Gaza.
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À l’aube du 31 mai 2010, des navires de guerre israéliens arraisonnent, dans les eaux internationales, les navires de la première « Flottille de la Liberté » qui font route vers Gaza. L’assaut est d’une violence inouïe : plusieurs dizaines de passagers de la Flottille sont blessés, et neuf militants turcs sont tués à bord du Mavi Marmara. Selon les rapports d’autopsie, la plupart des victimes ont été tuées par des tirs à bout portant, au visage, dans la tempe ou à l’arrière de la nuque. 

Des exécutions sommaires qui n’ont jamais abouti à aucune condamnation – sinon verbale – de l’État d’Israël, alors même que la Cour pénale internationale a reconnu en novembre 2014, par la voix de la procureure Fatou Bensouda, « que l’on pouvait raisonnablement penser que des crimes de guerre relevant de la compétence de la Cour pénale internationale avaient été commis » à bord du Mavi Marmara, tout en refusant de poursuivre Israël. 

Au matin du 31 mai 2010, en entendant les nouvelles à la radio, j’ai dans un premier temps eu du mal à y croire. Avant de me résoudre à accepter la vérité. Et de répéter alors, à voix haute, durant de longues minutes, affalé dans un fauteuil, le regard dans le vide : « Ce n’est pas possible, ils l’ont fait ». Quand l’incrédulité le dispute à la colère, l’abattement à l’indignation, la tristesse à la rage.

Dans les heures et les jours qui ont suivi, la vie de nombre d’entre nous s’est réorganisée autour d’un seul objectif : gagner la bataille de la communication. La machine de propagande israélienne s’était en effet immédiatement mise en route, répétant à l’envi que les commandos ayant mené l’assaut étaient en état de légitime défense, et que les seuls coupables étaient les organisateurs et les passagers de la Flottille. 

Tandis que nous écrivions des argumentaires, des articles et des tribunes, que nous diffusions les témoignages écrits, audios et vidéos, des témoins de la tuerie, que nous organisions des rassemblements et des conférences de presse, que nous interpellions le Quai d’Orsay, les inconditionnels d’Israël ne reculaient, en effet, devant rien, remettant au goût du jour la célèbre formule selon laquelle « plus c’est gros, mieux ça passe ». 

Des rumeurs sur la présence d’armes à bord des navires étaient lancées, photographies bidonnées à l’appui. Le discrédit était jeté sur la Flottille, accusée de « lien avec l’islam radical » ou avec des « groupes terroristes ». Les « intellectuels » montaient au créneau, BHL qualifiant la Flottille d’ « épopée misérable », Alain Finkielkraut expliquant que « le bain de sang a[vait] été délibérément provoqué par les organisateurs » et l’inénarrable Yann Moix forgeant le concept de « terrorisme humanitaire ».  

Écrire malgré, et contre, le blocus

Cet épisode demeure, pour nombre des militants du mouvement de solidarité, un moment clé, voire même fondateur. L’assaut sanglant contre la Flottille et la propagande grossière qui s’en est suivie ont été perçus, à juste titre, comme le signe de la détermination d’Israël à refuser toute remise en question du blocus de Gaza et toute expression visible d’une solidarité collective et militante avec la population gazaouie.

Depuis lors, une variété d’attitudes s’est exprimée en France, que l’on pourrait regrouper en trois grands types : l’obstination, le découragement, la recherche d’alternatives. L’obstination de celles et ceux qui ont continué de tenter de rejoindre Gaza dans le cadre de « missions » regroupant plusieurs dizaines, voire centaines de personnes. Le découragement de celles et ceux qui ont renoncé, par dépit ou par lassitude, à essayer de se rendre à Gaza et qui ont reporté leurs efforts sur la Cisjordanie et Jérusalem. Les alternatives, avec notamment l’envoi de petites délégations via l’Égypte, ou les entrées « individuelles » à Gaza. 

Vivian Petit fait partie de ce troisième groupe : celles et ceux qui ont décidé de se rendre individuellement ou en petits groupes dans la bande de Gaza, avec la particularité notable d’y être demeuré pendant un période relativement longue. Les lecteurs et lectrices découvriront dans la première partie de ce livre les raisons qui l’ont conduit à se rendre dans cette « prison à ciel ouvert », ou plutôt les imagineront, tant elles semblent obscures pour l’auteur lui-même. 

En lisant l’ouvrage de Vivian, et notamment les premières pages, j’ai eu l’impression d’être renvoyé 15 ans en arrière, lorsque j’ai pris la décision, au cours de l’année 2001, et alors que j’étais âgé de 21 ans, de m’installer pour une durée indéterminée dans les territoires palestiniens. Aujourd’hui encore, lorsque l’on me demande d’où cette idée m’est venue, j’ai bien du mal à formuler une réponse, car je crains que celle-ci ne soit une reconstruction a posteriori, influencée par la place centrale qu’occupe depuis, dans ma vie, la question palestinienne. 

Mais finalement, peu importent les raisons initiales, quand bien même elles auraient été irrationnelles. Car c’est précisément l’absence de rationalité qui est l’une des caractéristiques principales de la vie dans les territoires palestiniens, a fortiori à Gaza. L’enfermement, la précarité, l’absence de perspectives politiques et la crainte permanente d’une nouvelle intervention militaire d’ampleur venue d’Israël conditionnent la vie quotidienne des Gazaouis. Il est d’autant plus difficile pour l’observateur étranger d’essayer de la comprendre et d’en rendre compte. 

Gaza vit, mais Gaza souffre

L’une des forces du texte de Vivian Petit est de se situer au carrefour entre le témoignage personnel, la chronique de la vie quotidienne à Gaza et la mise en perspective politique. Ni simple carnet de bord, ni texte d’analyse déshumanisé, ni tentative présomptueuse de dresser un « portrait » de Gaza et de ses habitants, le livre de Vivian opère des allers retours entre la France et Gaza, entre l’individuel et le collectif, entre la petite et la grande histoire. 

Et c’est tant mieux. Car on connaît mal Gaza, avant tout considérée comme « la rebelle », « la martyre », « le symbole » ou, dans d’autres cercles, « l’entité hostile ». Or, au-delà de ces généralités et de ces généralisations, Gaza est avant tout un territoire assiégé dans lequel la vie, malgré tout, a continué jusqu’à présent de suivre son chemin. « Une vie de moins », pour reprendre le titre d’une chanson interprétée par le groupe Zebda et écrite par l’historien Jean-Pierre Filiu, dans laquelle on manque à peu près de tout, sinon d’imagination. 

Yitzakh Rabin avait en son temps déclaré qu’il rêvait de « voir Gaza sombrer dans la Méditerranée ». Voilà qui méritait bien un prix Nobel de la paix. Qu’on la considère comme martyre ou rebelle (ou les deux à la fois), Gaza est avant tout, comme on le verra dans ce livre, vivante, même s’il ne s’agit pas ici de se payer de mots en versant dans une vision romantique d’un peuple palestinien toujours debout et toujours résistant. Gaza vit, mais Gaza souffre, et Gaza a besoin d’aide. Car Israël n’en a pas fini avec Gaza.

On a tendance à oublier, en effet, que la petite bande côtière est très majoritairement peuplée de familles de réfugiés qui ont été expulsés de leur terre en 1947-49. Ce bout de terre, berceau de la première Intifada, bastion de la résistance armée, est en réalité un miroir qui renvoie l’image de la véritable nature et les contradictions inhérentes au projet d’établissement d’un État juif en Palestine : l’expulsion, la répression et l’enfermement, consubstantielles à l’établissement et à la survie de l’État d’Israël, ne peuvent faire disparaître un peuple et ses aspirations. 

Le blocus, les opérations militaires quotidiennes et les vagues de bombardements (2006, 2008-2009, 2012, 2014) sont en ce sens l’expression de la nécessaire fuite en avant d’Israël face à ses contradictions : Israël est né de la négation des droits du peuple palestinien et ne peut dès lors survivre qu’en continuant de les nier, en ne tolérant aucune forme de remise en question de sa mainmise coloniale. À défaut de pouvoir faire disparaître Gaza, le blocus est un moyen de couper Gaza du reste du monde, mais aussi de couper le monde de Gaza, et d’accomplir, symboliquement, le vieux rêve de Rabin.

Un peu de notre humanité qui disparaît 

C’est pourquoi le livre de Vivian Petit mérite d’être lu, et d’être largement diffusé. Il est en effet, par son existence même, et a fortiori par son contenu, un instrument de rupture du blocus de Gaza : en donnant à voir ce qu’Israël ne veut pas que le monde voit ; en rappelant les enjeux politiques, au-delà de la tragédie humaine vécue par la population de la petite bande côtière ; en convaincant que Gaza a besoin de notre soutien, et que ce soutien n’a pas à avoir honte de s’exprimer, bien au contraire.

À l’heure où ces lignes sont écrites, l’attention se porte sur une autre ville devenue symbole du martyr, Alep, depuis laquelle une population assiégée et victime de bombardements massifs et indiscriminés appelle le monde au secours. Certains s’indignent, d’autres condamnent, peu agissent, beaucoup n’en ont cure. Sans même parler de ceux qui, confondant l’anti-impérialisme et la pseudo-géopolitique campiste à courte vue, tentent de trouver des excuses au régime Assad et à ses alliés iraniens et russes. Une situation qui, malgré les spécificités respectives des situations syrienne et palestinienne, fait à bien des égards penser à la situation de Gaza. 

Alep mérite notre soutien, tout comme Gaza mérite notre soutien. Parce que face au déséquilibre des forces en présence, seule une mobilisation internationale, qui ne doit en aucun cas se confondre avec un appel à une intervention des armées responsables de la descente aux enfers du Moyen-Orient, peut renverser un tant soit peu la vapeur. Parce que c’est un peu de notre humanité qui est en train de disparaître à mesure que des populations insoumises sont réduites au silence par la généralisation de l’emploi des moyens militaires les plus barbares. Parce que chacune de leurs défaites est, aussi, notre propre défaite. 

Quelques jours après le sanglant assaut contre le camp de réfugiés de Jénine en avril 2002, Daniel Bensaïd avertissait : « Que notre dextre se dessèche et que notre langue colle à notre palais si nous oublions Jénine ». Nous n’avons pas oublié Jénine. N’oublions pas Gaza. 

JS, le 6 octobre 2016 

vendredi 3 novembre 2017

Mauro Gasparini : « On a décidé de changer de nom pour marquer notre volonté et notre objectif de nous ouvrir, de nous élargir »

Entretien avec Mauro Gasparini, membre de la direction de la Gauche anticapitaliste en Belgique, qui vient de succéder à la LCR. Entretien publié sur le site du NPA
Vous avez récemment créé la Gauche anticapitaliste. De quoi s’agit-il ? Quels objectifs ? Pourquoi maintenant ? 
La Gauche anticapitaliste n’est pas le produit d’une fusion entre organisations, mais plutôt l’aboutissement d’une évolution de ce qu’était la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) belge. C’était le nom de notre organisation en Belgique francophone – en Flandre on s’appelait toujours SAP, « Parti ouvrier socialiste » – que nous avions adopté en espérant bénéficier de la dynamique suscitée par le développement de la LCR française et le succès des candidatures d’Olivier Besancenot dans les années 2000. Nous avons réalisé que, même si nous défendons toujours une perspective de société que nous appelons « écosocialiste » mais qui pourrait être qualifiée de communisme du 21e siècle, et même si nous pensons toujours que pour y arriver il faudra une rupture radicale, une transformation révolutionnaire de la société, cette appellation reflétait de moins en moins notre approche et notre intervention réelle dans les luttes sociales et dans la société. En Belgique, il n’y a pas eu de grand parti communiste comme en France, ni de tradition révolutionnaire forte, tant le pays est profondément façonné pour le réformisme, avec l’intégration des bureaucraties syndicales dans des mécanismes structurels de concertation permanente et donc une institutionnalisation des rapports sociaux sous la coupe paternaliste, de plus en plus autoritaire et néolibérale, de l’État. Notre ancien nom était donc davantage un écran qu’un moyen d’entrer en discussion avec les gens, y compris avec ceux qui partagent l’essentiel avec nous : volonté de justice sociale, de rupture radicale avec le système, féminisme, anti­productivisme de gauche, antiracisme et internationalisme conséquents, etc. Notre nouveau logo renvoie à ces différentes dimensions de notre projet. On a donc décidé de changer de nom pour marquer notre volonté et notre objectif de nous ouvrir, de nous élargir, et de regrouper celles et ceux qui cherchent des moyens de combattre le système capitaliste. Nous avons donc changé de nom en Flandre également, où l’on s’appelle dorénavant « Courant pour un projet anticapitaliste ».
Dans les textes que vous avez publiés récemment, vous vous présentez davantage comme un outil pour construire un parti que comme un parti à part entière. Cela signifie que contrairement à d’autres courants politiques, vous n’avez pas renoncé à la forme parti…
Tout à fait. Nous sommes une petite organisation et nous avons conscience de nos limites actuelles. Ces changements de noms, c’était aussi un moyen de nous mettre en conformité avec ce que nous sommes, une organisation et un courant politique. Mais un parti au sens plein du terme devrait prétendre avoir une réponse à toutes les questions, être implanté suffisamment pour pouvoir agir partout, être capable de se présenter seul aux élections… Ce n’est pas notre cas. Mais nous restons persuadés que pour gagner des victoires d’une ampleur importante, et pour renverser la société capitaliste, la question de savoir qui détient le pouvoir reste fondamentale. Nous avons donc besoin d’un outil politique qui pose la question du pouvoir et d’une stratégie pour le conquérir : un parti. Ce qui passe selon nous par l’existence et l’activité de courants comme le nôtre, qui agissent et discutent, humblement, avec celles et ceux qui ressentent le besoin d’un tel parti et qui ne trouvent pas de réponse adéquate dans la situation et les dynamiques actuelles. 
Il existe un parti que l’on situe plutôt du côté de la gauche radicale, le Parti du travail de Belgique (PTB). Ce cadre n’est pas satisfaisant ?  
Le PTB, issu de la matrice mao-­stalinienne, est devenu une force qui compte au niveau national. Mais ce n’est pas encore un parti de masse comme a pu l’être la social-démocratie en Belgique – ou le PC en France. Ce n’est pas non plus un parti révolutionnaire, en tout cas ce n’est pas sur cette base qu’ils se positionnent dans l’espace politique, qu’ils se construisent et recrutent, même si en « off » certains cadres disent garder cette perspective. Mais il est certain qu’ils occupent, à la gauche de la social-démocratie et des Verts, une place importante : en Belgique francophone, ils sont régulièrement, dans les sondages, aux alentours des 15 %, et 5-7 % en Flandre, une région pourtant très à droite. Ils incarnent une gauche anti-austérité, vierge de la cogestion du pouvoir, ils posent la question des services publics, de la taxation des plus riches, etc. Nous nous en réjouissons pour plusieurs raisons : cela peut impliquer une déstabilisation du système politique belge avec une polarisation vers la gauche, et ils contribuent à re­normaliser une série de réformes et valeurs de gauche. Nous avons d’ailleurs fait une alliance avec eux aux élections de 2014, dans une dynamique liée à mobilisation politique de secteurs syndicaux combatifs et de personnalités en rupture avec la social-­démocratie. Cette alliance a amplifié la percée de la gauche radicale mais, depuis, le PTB ne manifeste pas de volonté de coopérer durablement, et de manière transparente, démocratique et pluraliste, avec d’autres forces de la gauche radicale. Il semble regarder désormais plutôt du côté de la gauche des sociaux-démocrates et des Verts pour s’agrandir. Ils se concentrent sur leur propre construction, avec un fonctionnement encore très vertical, sans droit de tendance, sans réelle démocratie interne… Nous sommes conscients des rapports de forces : le reste de la gauche radicale est nettement moins implanté que le PTB. Nous regrettons pourtant leur choix, et tout en nous construisant, nous pensons qu’il faut favoriser le travail commun dans la gauche radicale, et certainement aussi avec le PTB, même si c’est parfois difficile.
Comment construire une véritable alternative politique dans de telles conditions ? 
Les mobilisations anti-austérité de 2011 à 2015, avec le pic de la vague de grèves et manifestations massives en 2014, combinées à l’épuisement du PS après 25 ans de gestion néolibérale, avaient permis que la question d’une alternative politique se pose à une échelle relativement importante, chez les syndicalistes combatifs, chez d’autres acteurs des mouvements sociaux, etc. Mais en l’absence de luttes massives depuis, la colère est détournée de plus en plus sur le terrain électoral, et c’est un certain attentisme qui règne. Beaucoup de gens regardent désormais vers les prochaines élections, municipales en 2018, régionales, européennes et législatives en 2019, et les directions syndicales interpro n’ont aucune stratégie sérieuse de blocage des plans gouvernementaux, alors que les attaques antisociales, racistes et anti-ouvrières continuent. Or pour nous il est clair qu’en l’absence de mobilisation, on laisse le champ libre aux attaques du gouvernement, et en plus on risque de démoraliser une partie de notre camp, ce qui ne favorisera pas une rupture par la gauche aux prochaines élections.  Pour nous, le développement des luttes, leur convergence et l’auto-organisation restent les tâches essentielles, tout en ne renonçant pas à poser la question du pouvoir. Nous essayons donc de nous adresser aux syndicalistes combatifs, de questionner de façon critique les orientations des directions syndicales, nous développons un discours articulant lutte contre l’exploitation et luttes contre les oppressions, et tentons de faire revivre le débat stratégique et de nous rendre utiles, dans le mouvement syndical, dans les mouvements sociaux, féministes, antiracistes, écologiques, LGBTI, de solidarité internationale, etc. Avec modestie, mais avec conviction.  
Inévitable (?) dernière question, entre autres liée à l’actualité en ­Catalogne : comment articulez-vous, en ­Belgique, question nationale et question sociale ?
Nous avons deux noms mais une seule organisation et une structure de direction à l’échelle belge, avec des néerlandophones et des franco­phones. Mais nous agissons dans des espaces sociopolitiques en partie différents, ce qu’ont bien compris les nationalistes et l’extrême droite flamands, qui s’appuient sur cette réalité pour développer leurs discours réactionnaires. Les médias sont communautarisés : on ne voit pas les mêmes infos, les francophones ne savent pas se qui se passe chez les Flamands, les débats qui existent, les mobilisations, etc., et c’est la même chose dans l’autre sens. Mais un certain nombre de questions essentielles se posent encore au niveau fédéral : les salaires, les conventions collectives, la sécurité sociale, les retraites, les chemins de fer, la politique étrangère, l’asile, etc. Nous sommes contre toute forme de régionalisation de ces questions et défendons l’unité de classe, pour que les droits et les conquêtes sociales bénéficient à l’ensemble des salariéEs du pays. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes unitaristes comme peuvent l’être une partie de la social-démocratie francophone, ou, à bien des égards, le PTB : nous ne défendons pas le mythe nostalgique du belgicanisme, et avançons des mots d’ordre d’unification des travailleurEs dans le respect de l’autonomie culturelle, linguistique, etc., au sein d’une république fédérale, démocratique et sociale.