À l'occasion du 7ème Congrès du Fatah qui s'est ouvert aujourd'hui (29 novembre 2016) à Ramallah, je mets en ligne un article publié lors du précédent congrès du mouvement, en 2009. Il n'a malheureusement, à bien des égards, pas pris une ride [1] (JS, le 29 novembre 2016).
« Sang neuf », « Renouvellement
d’ampleur », « Caciques évincés », « Direction sortante
battue », « Victoire de la jeune garde »… La presse semble
unanime pour commenter les résultats des élections internes du Fatah à
l’occasion de son 6ème Congrès, reprenant à son compte une
division « jeune garde/vieille garde » popularisée depuis plusieurs
années par nombre de commentateurs, au premier rang desquels Khalil
Shikaki [2].
L’emballement médiatique autour de cette opposition commode mais pourtant
largement erronée appelle un certain nombre de réflexions : c’est ce que
je tenterai de faire ici, même si en l’état actuel des choses je ne peux
prétendre à produire une analyse réellement exhaustive du 6ème Congrès
du Fatah.
Un
« rajeunissement » très relatif
Un premier constat s’impose : parler du
rajeunissement de la direction d’une organisation qui n’a pas tenu de congrès
depuis 20 ans est au mieux une tautologie, au pire une banalité. Est-il besoin
de rappeler ici que les membres du Comité Central (CC) sortant présentaient la
respectable moyenne d’âge de 69 ans ? Est-il besoin de rappeler ici les décès,
au cours des dernières années, de deux des membres les plus éminents du CC,
Yasser Arafat et Fayçal al-Husseini ?
Qui plus est le rajeunissement n’est que très
relatif : la survalorisation de l’arrivée de Marwan Barghouthi (50 ans) ou
de Mohammad Dahlan (48 ans) est un prisme déformant. La moyenne d’âge du
nouveau CC, dans lequel on retrouve Mohammad Ghneim (72 ans), Salim Za’noun (76
ans) ou encore Nabil Shaath (71 ans), se situe, selon les informations que j’ai
pu réunir, entre 61 et 62 ans. Soit 12 ou 13 ans de plus que la moyenne d’âge
du CC sortant lors de son élection en 1989. On le voit donc, en termes
arithmétiques, le rajeunissement n’est que très relatif. On ne parlera pas ici
de la féminisation, souvent révélatrice du renouvellement : il n’y a plus
aucune femme au CC.
Dans l’organigramme du Fatah, si le CC est
l’exécutif et, dans les faits, le lieu où se prennent les décisions
importantes, il existe un organe de décision large, le Conseil Révolutionnaire
(CR), également réélu à l’occasion du 6ème Congrès. À l’heure
où j’écris, les résultats proclamés ne sont que très partiels. On pourra
néanmoins noter ici que sur les 19 élus au nouveau CC, 15 étaient membres du CR
sortant et sont donc loin d’être des novices dans les instances du Fatah, aussi
faible soit le poids du CR.
La thèse de la « jeune
garde »
Une deuxième question émerge rapidement :
existe-t-il une quelconque homogénéité politique au sein du groupe appelé
« jeune garde » ? Existe-t-il même un groupe ?
Au cours des années 2000, plusieurs analystes,
dont Khalil Shikaki, ont défendu la thèse selon laquelle deux groupes
coexisteraient de manière conflictuelle au sein du Fatah : une
« jeune garde », composée de quarantenaires nés à l’intérieur des
territoires occupés, cadres de la première Intifada, implantés localement, en
lutte contre une « vieille garde » corrompue et despotique, composée
de returneescinquantenaires ou soixantenaires, revenus à Gaza et en
Cisjordanie après les Accords d’Oslo, monopolisant le pouvoir et les ressources
financières.
Le soulèvement de septembre 2000 a été analysé à
la lumière de cette thèse : « La vérité est que l’Intifada qui a
commencé en septembre 2000 a été la réponse d’une « jeune garde » au
sein du mouvement national palestinien, non seulement à la visite de Sharon
[sur l’esplanade des Mosquées] et aux impasses du processus de paix, mais aussi
à l’échec de la « vieille garde » de l’OLP (…). La jeune garde a eu
recours à la violence pour forcer Israël à se retirer unilatéralement de la
Cisjordanie et de Gaza (…) et, dans le même temps, pour affaiblir la vieille
garde et, à terme, la supplanter » [3].
Cet article n’est pas le lieu pour revenir sur
cette interprétation très contestable des dynamiques du soulèvement de
septembre 2000 [4].
L’essentiel est ici l’idée selon laquelle il existerait un groupe relativement
homogène, la « jeune garde » du Fatah, avec des visées et une
stratégie communes : thèse que l’on retrouve dans nombre d’articles
publiés à l’occasion du Congrès du Fatah. Thèse qui, comme on va le voir, ne
résiste pas à l’analyse.
Dahlan, Rajoub,
Barghouti : 3 hommes, un groupe ?
M. Dahlan |
Trois noms reviennent régulièrement lorsque
la « jeune garde » est évoquée : Jibril Rajoub, Mohammad Dahlan et
Marwan Barghouti. Un examen un tant soit peu attentif du parcours de ces trois
cadres du Fatah fait voler en éclats (au moins) trois des fondements de la
thèse de la « jeune garde » : a) l’exclusion de ces cadres des
structures de pouvoir mise en place avec Oslo, b) leur hypothétique volonté
d’en finir avec les pratiques anti-démocratiques et la corruption, c) une
vision politique commune.
a) Rajoub et Dahlan, jeunes militants du Fatah
dans les territoires occupés durant les années 70 (Rajoub) et 80 (Dahlan), ont
très tôt rejoint l’appareil de l’OLP à Tunis, après avoir été bannis des
territoires dès 1988. Tous deux ont alors été rapidement associés au
commandement des forces de sécurité de l’OLP. Ils sont revenus en 1994, à
l’occasion de la mise en place de l’Autorité Palestinienne (AP), et ont été
nommés responsables d’un des principaux organes sécuritaires de l’AP : la
Sécurité Préventive. Dahlan l’a dirigée à Gaza, Rajoub en Cisjordanie. Lorsque
l’on connaît le rôle central des services de sécurité dans l’appareil de l’AP,
l’exclusion de Dahlan et de Rajoub n’est que très relative.
Si Rajoub, devenu en 2003 Conseiller à la
Sécurité de Yasser Arafat, n’est pas un proche d’Abu Mazen (qui lui a offert
par la suite le poste de… Président de la Fédération Palestinienne de
Football !), le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a jamais été très
éloigné des structures de pouvoir. Quant à Dahlan, s’il n’exerce plus
officiellement de poste dans l’organigramme de l’AP depuis son putsch manqué
contre le Hamas en juin 2007 [5],
il est de notoriété publique dans les territoires palestiniens et dans le Fatah
qu’il est l’un des plus proches conseiller du Président de l’AP Mahmoud Abbas
(Abu Mazen).
b) On peut également s’interroger quant au
supposé positionnement anti-corruption et pro-démocratisation de Dahlan et
Rajoub. La plupart des travaux sur les Services de sécurité palestiniens
indiquent en effet que, loin d’avoir freiné la corruption, ils ont participé de
sa généralisation : « Partenaire privilégié des services de sécurité
israéliens, la Sécurité Préventive joue un rôle central dans la constitution
d’une rente commerciale qui permet d’alimenter les réseaux de pouvoir de Yasser
Arafat » [6].
La possibilité de négocier, avec Israël, des permis et autorisations pour la
circulation des marchandises au sein des territoires palestiniens et entre les
zones autonomes est rapidement devenue l’apanage des services de sécurité, ce
qui a généré un vaste réseau de corruption et de clientélisme, dans lesquels
Dahlan et Rajoub ont été largement impliqués.
C’est ainsi, par exemple, que la Sécurité
Préventive de Rajoub a été chargée par la direction de l’AP de faire respecter
son monopole auto-attribué sur les importations d’essence (source considérable
de revenus servant à alimenter les réseaux de clientèle), car certaines
stations-service palestiniennes continuaient d’importer de l’essence en
contournant le monopole établi. Les hommes de Rajoub ont ainsi bloqué les
camions transportant l’essence devenue illégale et averti l’ensemble des
propriétaires de stations-service que plus une goutte d’essence ne parviendrait
dans leurs stations s’ils ne respectaient pas les nouvelles règles. Au-delà, «
après que l'Autorité palestinienne a consolidé son pouvoir dans les
territoires, Rajoub s’est saisi de la situation et a annoncé que dorénavant les
propriétaires de stations-service devraient payer une taxe additionnelle à un
taux basé sur leurs ventes quotidiennes » [7].
De la sorte, Rajoub a établi une source indépendante de revenu pour ses
services et pour son propre réseau de clientèle.
Mohammad Dahlan a lui aussi mis en place un
vaste système de clientélisme dans la Bande de Gaza. Il s’est ainsi construit
un véritable fief électoral dans la zone de Khan Younes (il a été réélu député
en 2006). Après son départ précipité de Gaza en 2007, il a réussi à étendre son
réseau de loyautés à plusieurs villes de Cisjordanie. C’est ainsi, par exemple,
que lors d’un entretien, un responsable de la Sécurité Préventive à Jénine m’a
déclaré : « [même si] Dahlan n’est plus à la tête de la Sécurité
Préventive, (…) si jamais demain il me demande de faire quelque chose, je le
ferai » [8].
Les préoccupations démocratiques de Rajoub et
Dahlan sont elles aussi très relatives. Lors des élections primaires du Fatah
organisées en vue du scrutin législatif de janvier 2006, des hommes armés
proches de Rajoub (candidat aux primaires) ont « protégé » certains
bureaux de vote du district d’Hébron, dissuadant nombre de membres du Fatah de
« mal voter ». La forte implication de Mohammad Dahlan dans la
tentative de renversement armé du Hamas [9],
pourtant démocratiquement élu, indique qu’il a, comme Rajoub (et nombre
d’autres cadres du Fatah), une conception singulière de la démocratie [10].
J. Rajoub |
c) Le dernier point problématique est celui de
l’hypothétique homogénéité politique de la « jeune garde ». Et là
encore, le moins que l’on puisse dire est que l’hypothèse ne résiste pas à
l’analyse, que l’on s’intéresse aux relations entretenues entre les trois
hommes ou à leurs positions politiques.
La rivalité, voire la haine, entre Dahlan et
Rajoub, est quasiment proverbiale dans les territoires palestiniens. Elle a de
plus été soigneusement entretenue, durant les première années de l’autonomie,
par un Yasser Arafat passé maître dans l’art du divide and rule :
« Yasser Arafat saisit l’occasion de distribuer des postes de direction à
ses fidèles et de s’assurer de leur loyauté. En répartissant l’exercice de la
force entre les mains de plusieurs responsables, il évite de confier trop de
pouvoir à un seul homme » [11].
Dahlan et Rajoub ont, chacun de leur côté, longtemps espéré être le successeur
de Yasser Arafat, qui ne s’est pas privé d’entretenir le doute à ce
sujet.
Cette rivalité a connu un nouveau développement
en 2003 lorsque Mohammad Dahlan, mis en disgrâce par Arafat après des
déclarations très critiques à l’encontre du vieux leader, a été nommé Ministre
de la Sécurité Intérieure par un Abu Mazen alors Premier Ministre et en conflit
avec le Président de l’AP. Arafat a alors nommé Rajoub « Conseiller
National à la Sécurité », dans le but de contrer l’influence de Dahlan,
voire de le neutraliser.
Si l’on dépasse les querelles personnelles, on
se rend compte que les positions politiques de Rajoub et de Dahlan sont
relativement proches : adhésion au processus d’Oslo, volonté (qui s’est
vérifiée sur le terrain) d’une coopération avec les Israéliens, notamment dans
les domaines sécuritaires et économiques, rejet manifeste de la lutte armée… Ce
en quoi ils diffèrent largement des prises de position du « troisième
homme », Marwan Barghouti : ce dernier, s’il prône le dialogue avec
Israël, demeure un partisan de la négociation sous la pression de la
résistance, y compris armée, et a exprimé à plusieurs reprises des critiques du
Processus d’Oslo et de la construction de l’AP. Même si d’aucuns pourront
affirmer que ces prises de position sont essentiellement tactiques, il n’en
demeure pas moins que Dahlan/Rajoub et Marwan Barghouti incarnent deux
orientations significativement différentes.
Sur une autre question-clé, les rapports au
Hamas, il est de nouveau difficile de trouver une quelconque communauté de vue
entre les trois hommes. Dahlan a fait montre d’une hostilité sans équivalent
vis-à-vis de l’organisation islamique ; Rajoub (dont un frère est l’un des
députés Hamas du district d’Hébron) fait preuve de davantage de nuance ;
Barghouti, quant à lui, co-signataire en mai-juin 2006 du document des prisonniers
appelant à la réconciliation nationale [12],
est partisan d’un dialogue avec le mouvement d’Ismaïl Hanyhah, même s’il a
adopté des positions très critiques lors des événements de juin 2007.
En termes politiques, la prétendue « jeune
garde » présente donc un large spectre d’orientations qui, loin de
constituer une quelconque plate-forme commune, s’avèrent contradictoires. Le
rapprochement entre Barghouti et Dahlan avant les élections législatives de
2006 [13] n’était
pas le fruit d’un accord politique quelconque mais l’un des avatars de la
bataille rangée au sein du Fatah consécutive à la mort d’Arafat, qui avait
conduit à des alliances conjoncturelles et à des rapprochements contre-nature,
à visée essentiellement interne et tactique. Le supposé pacte Dahlan-Barghouti
a d’ailleurs fait long feu.
On peut dès lors contester l’idée même de
l’existence d’une « jeune garde ». Impossible d’établir une
quelconque exclusion des postes à responsabilité de l’AP. Si Barghouti a
longtemps été mis à l’écart par Arafat, ce n’est pas le cas de Dahlan et
Rajoub. Impossible, également, de définir ce prétendu groupe en l’opposant aux
pratiques clientélistes et autoritaires de la direction historique de l’OLP. Au
contraire, des individus comme Dahlan et Rajoub en ont été, et en sont encore,
partie prenante. Impossible, enfin, de trouver un quelconque programme
politique commun fédérant des individus aux positions très diverses.
Impossible, dès lors, de dégager la pertinence de l’opposition jeune
garde/vieille garde.
Qui a gagné ?
M. Abbas |
S’il n’y a pas de triomphe de la prétendue jeune
garde, quels enseignements tirer du 6ème Congrès du
Fatah ? Il est encore trop tôt pour formuler l’ensemble des conclusions
relatives à la réunion de Béthléem ou pour produire une analyse exhaustive des
dynamiques qui s’y sont exprimées. On peut néanmoins dresser quelques bilans et
formuler un certain nombre d’hypothèses.
Une question, simpliste mais nécessaire,
s’impose : qui a gagné ?
Pour nombre de commentateurs, le « grand
vainqueur » du Congrès est Mahmoud Abbas, réélu triomphalement à la tête
du CC sans opposition déclarée. On pourra noter ici que certains ne sont pas à
une contradiction près, qui soulignent dans le même temps la victoire de la
pseudo-« jeune garde » et le succès d’Abu Mazen, 74 ans, membre
fondateur du Fatah en 1959, à la tête de son CC, Secrétaire Général de l’OLP,
responsable des négociations d’Oslo (c’est lui qui a signé la Déclaration de
Principes en 1993), ancien Premier Ministre et actuel Président de l’Autorité
Palestinienne. La notion de « vieille garde » est donc elle aussi à
géométrie variable…
Affirmer qu’Abu Mazen est le grand vainqueur du
Congrès du Fatah n’est cependant pas une contre-vérité. Il a en effet réussi à
franchir le principal obstacle auquel il risquait de se heurter avec
l’organisation de cette Convention : des critiques trop virulentes de la
politique conduite par l’AP depuis sa création il y a quinze ans, qui auraient
pu conduire à une remise en cause de sa légitimité personnelle pour diriger le
Fatah. Le moins que l’on puisse dire est que, si des voix discordantes se sont
exprimées, elles ont été pour l’essentiel contenues. Et ce pour principalement
deux raisons : a) les modalités d’organisation du Congrès; b) la
fragmentation du Fatah.
a) En choisissant d’organiser le Congrès à
Béthléem, Mahmoud Abbas et ses proches ont neutralisé une bonne partie des
opposants « de l’extérieur » : nombre de militants et cadres
critiques, résidant à l’extérieur de la Cisjordanie, ont tout simplement refusé
de se rendre au Congrès, affirmant que la tenue de la Convention d’un Mouvement
de libération nationale dans un territoire sous occupation et donc, avec
l’autorisation et sous contrôle de la puissance occupante, était un non-sens.
Certains, qui avaient décidé de ne pas boycotter, n’ont pas reçu le permis
d’entrée des autorités israéliennes.
Trois jours avant le début du Congrès, Azzam
al-Ahmad, à la tête du Groupe Fatah au Conseil Législatif Palestinien,
annonçait que le nombre de délégués avait été relevé de 1252 à… 2265 !
Soit un quasi-doublement, à la totale discrétion d’Abu Mazen et de certains
membres du Comité d’organisation. En augmentant arbitrairement le nombre de
délégués, désignés dans des conditions plus qu’opaques, l’équipe d’organisation
de la Convention a non seulement « noyé » les opposants de
l’intérieur, mais s’est aussi offert les loyautés de certains éléments
critiques, leur offrant la possibilité de gonfler artificiellement le nombre de
leurs partisans à la Convention et donc de prétendre à une place dans les
instances de direction du mouvement.
En décidant de se faire élire en public, par
acclamation, à main levée, et avant même les votes pour l’élection du CC et du
Conseil Révolutionnaire (procédés qui favorise les réflexes légitimistes et
dissuade les opposants de s’exprimer [14]),
Abbas, tout en contournant les statuts du Fatah et en évitant de se mesurer aux
autres candidats au CC (rien ne semble indiquer, bien au contraire, qu’il est
celui qui aurait obtenu le plus de voix…), a parachevé son succès : la
presse a relevé son élection « à l’unanimité » alors que tous les
observateurs indépendants présents sur place ont refusé d’employer ce terme,
tant la manœuvre était grossière. Le procédé est d’ailleurs aujourd’hui
contesté à l’intérieur même du Fatah[15],
entre autres par le Secrétaire Général sortant, Farouq Qaddoumi, qui affirme
que « ce mode d’élection est une forme de coercition indirecte pour
influencer la volonté de l’électorat et pour donner au dirigeant le pouvoir
absolu de bannir ses opposants » [16].
b) Mais au-delà des manœuvres administratives,
c’est l’état de décomposition avancée du Fatah qui explique la victoire d’Abu
Mazen. Intérieur/extérieur, Gaza/Cisjordanie, Zones autonomes de Jénine/de
Naplouse/de Béthléem/etc… : depuis les Accords d’Oslo le Fatah s’est
progressivement transformé en conglomérat de fractions locales, dans lequel les
groupes d’affinités ne se sont plus structurés en termes de clivages politiques
mais autour des localismes et des réseaux individuels de loyautés.
Cette décomposition s’explique tant par la
poursuite de l’occupation israélienne (fragmentation des Zones autonomes) que
par la politique du noyau dirigeant de l’AP [17]:
en favorisant l’émergence de potentats locaux, la direction de l’AP s’est
assuré le monopole sur les instances « nationales » et a tenté
d’asseoir sa légitimité en multipliant les réseaux dépendants de leur proximité
avec le pouvoir central. Cette politique a montré ses limites lors des
élections législatives de 2006, au cours desquelles les potentats locaux et
nationaux ont été balayés par le vote populaire. Lors des primaires (internes)
qui ont précédé ces mêmes élections, le Fatah a littéralement implosé en raison
des candidatures multiples et des affrontements personnels entre notabilités
locales [18].
C’est ce Fatah fragmenté par le népotisme, de
moins en moins enclin aux débats internes quant aux questions politiques
nationales, qui a tenu récemment son premier Congrès en 20 ans. On ne peut dès
lors être que peu surpris de constater que la Convention n’ait pas été
polarisée par les débats politiques mais par les querelles de personnes, les
questions de procédures, les alliances tactiques et, au final, l’élection d’un
CC qui n’est en aucun cas un organe de direction collective porteur d’une
orientation politique mais essentiellement une juxtaposition d’individus portés
par leurs réseaux personnels.
Et ce ne sont certainement pas les textes
d’orientation adoptés lors du Congrès, qui, dans la tradition de l’OLP, prônent
simultanément « la lutte jusqu’à l’élimination de l’entité sioniste »
et la nécessité d’une solution négociée avec les autorités israéliennes, qui
peuvent servir de mandat à la nouvelle direction. Au contraire, les
contradictions inhérentes à ces textes leur confèrent une valeur proche de
zéro.
Le mode d’élection du CC (vote sur des
personnes, non sur des programmes) a largement participé de cette
dépolitisation. Si l’on y ajoute le gonflement artificiel du nombre de
délégués, qui a renforcé le fonctionnement en réseaux, on comprend d’autant
mieux pourquoi aucune opposition politique structurée n’a émergé lors du
Congrès.
Fatah : renaissance ou
seconde mort ?
Ainsi cohabitent, au sein du CC, des figures
historiques de l’OLP (Mohammad Ghneim, Salim Za’noun…), des fonctionnaires de
l’AP sans passé militant (Saeb Erekat…), des ex-responsables des Services de
Sécurité (Jibril Rajoub, Mohammad Dahlan, Tawfiq al-Tirawi…) ou des cadres du
Fatah relativement populaires et identifiés comme critiques de la politique
d’Abu Mazen (Marwan Barghouti, Mahmoud al-Aloul…). Mais au-delà de cette
juxtaposition de légitimités, qui ne va pas manquer de se traduire en conflits
dans les semaines et mois qui viennent, se dégagent un certain nombre de
tendances qui permettent de porter une appréciation politique sur les résultats
du Congrès de Béthléem.
Le 6ème Congrès du Fatah est-il,
comme le prétendent nombre de nouveaux élus et de commentateurs, celui de la
rupture et de la renaissance ?
Tout indique que l’on ne peut répondre à cette
question que par la négative. Si rupture il y a eu, elle date de plus d’une
quinzaine d’années, lorsqu’une fraction de la direction historique de l’OLP, et
donc du Fatah, s’est résolue à signer un accord qui, loin de répondre aux
revendications nationales des Palestiniens, ne leur offrait qu’un semblant
d’autonomie qui s’est avéré, à l’épreuve des faits, n’être que la poursuite de l’occupation
par d’autres moyens. Les Accords d’Oslo et la constitution de l’AP ont été une
rupture majeure, réduisant la question palestinienne à celle des Palestiniens
de Cisjordanie et de Gaza et fixant comme principales tâches au Fatah la
construction d’un appareil d’Etat sans Etat et la coopération, parfois à marche
forcée, avec Israël, afin d’obtenir davantage dans le cadre du processus
négocié, au détriment de la lutte quotidienne contre l’occupation et pour le
retour des réfugiés.
Ce sont ces dynamiques qui ont été enregistrées
lors du Congrès du Fatah, qui a davantage joué un rôle de révélateur que donné
le signal d’un nouveau départ. Les militants du Fatah, acteurs de la lutte de
libération, sont très minoritaires au sein de la nouvelle direction. La
majorité du CC se compose en réalité de purs produits des « années
Oslo » et de l’appareil de l’AP, quand bien même ils auraient un passé
militant : Ministres, anciens Ministres, anciens Conseillers d’Arafat,
Conseillers d’Abu Mazen, ex-responsables des forces de sécurité,
« négociateurs », hauts fonctionnaires… Tout le panel du
« personnel politique d’Oslo » est là.
Qui plus est, la forte présence de représentants
du secteur économique et du secteur sécuritaire est à l’image de la politique
de l’AP depuis sa prise en main par le duo Abbas-Fayyad [19] :
priorité accordée au développement économique (passant par la normalisation des
relations avec Israël) et développement sans précédent des politiques
sécuritaires.
D’autres éléments confirment cette
tendance : quasi-disparition, au CC, des représentants des Palestiniens de
l’extérieur, sur lesquels l’AP n’exerce aucune juridiction (un seul élu, Sultan
Abu al-Aynayn, dirigeant du Fatah au Liban) et des Palestiniens de la Bande de
Gaza, que l’AP a « perdue » en juin 2007 ; non-élection
(remarquée) d’Hussam Khadr, figure respectée du Fatah, connu pour ses activités
militantes et ses critiques de la politique de l’AP ;
« recomptage » de dernière minute qui a permis à at-Tayyib Abdul
Rahim, adjoint du Président Abbas, de « gagner » 26 voix et d’être
finalement élu au CC alors qu’il était au départ donné battu…
C’est en ce sens que l’on peut parler de la
« deuxième mort » annoncée du Fatah : passé de mouvement de
libération nationale à principal acteur de la construction d’un appareil d’Etat
sous occupation, le Fatah n’est désormais même plus une organisation politique
pouvant prétendre représenter de manière cohérente le peuple palestinien. Le
Congrès de Béthléem a sanctionné cet état de fait, même si l’organisation
compte encore en son sein nombre de militants et de cadres honnêtes et sincères :
le Fatah est un conglomérat de baronnies locales et de réseaux clientélistes,
quasi-mafieux, sous la coupe d’un pouvoir non-élu [20] et
à la légitimité déclinante, qui n’hésite pas à fermer les bureaux d’al-Jazeera,
à traquer, enfermer, voire assassiner ses opposants, quand il ne les livre pas
à Israël au cours d’opérations conjointes.
Depuis la fin du Congrès se succèdent les
démissions, les accusations de fraude, les déclarations de non-reconnaissance
des résultats du congrès et les affrontements physiques. Les événements en
cours ne sont que les plus récents symptômes de l’irréversible agonie. Mais la
mort du Fatah tel qu’il s’est constitué il y a 50 ans ne signifie pas la mort
du peuple palestinien et de ses aspirations, et ne préjuge en aucun cas des
évolutions à venir et n’empêchera pas, comme chacun s’en rendra compte assez
tôt, les explosions futures.
Le 15 août 2009.
Notes (Précision novembre 2016 : certains liens sont peut-être périmés)
[1] Cet article a été publié dans mon ouvrage À la recherche de la Palestine : au-delà du mirage d'Oslo (Éditions du Cygne, Paris, 2011).
[2] Voir,
entre autres, Khalil Shikaki, Old Guard, Young Guard: the Palestinian
Authority and the Peace Process at Cross Roads(novembre 2001), sur http://www.ipcri.org/files/oldyoungshikaki.html,
et Palestinians divided (février 2002), surhttp://www.foreignaffairs.com/articles/57622/khalil-shikaki/palestinians-divided
[3] Shikaki, Palestinians
divided, op. cit.
[4] On
pourra se référer utilement à Jean-François Legrain, « Le fantôme
d’Arafat », Critique Internationale n°16, janvier 2002,
pp. 40-48, sur http://www.gremmo.mom.fr/legrain/critiqueint200207.htm
[5] Voir
mon article Comment les Etats-Unis ont organisé une tentative de putsch
contre le Hamas sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-19456849.html
[6] Laetitia
Bucaille, « L’économie à l’ombre des services de sécurité », dans A.
Gresh, D. Billion et al., Actualités de l’Etat palestinien,
Paris, Editions Complexe, 2000, p. 53.
[7] Eli Halahmi,
ancien PDG de la compagnie pétrolière Pedasco, cité par Ronen Bergman et David
Ratner, « The Man who Swallowed Gaza », dans Ha'aretz,
supplément week-end du 4 avril 1997.
[8] A
Jénine, le Hamas est sous contrôle. Entretien avec Hisham Rohr, responsable de
la Sécurité Préventive à Jénine (mai 2008), sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-19569861.html
[9]
Salingue, Comment les Etats-Unis ont organisé une tentative de putsch
contre le Hamas, op. cit.
[10] Ce
qui a valu à Dahlan le surnom de « Pinochet palestinien » chez
certains commentateurs et analystes… Voir par exemple Joseph Massad, Pinochet
in Palestine ? (novembre 2006) sur http://weekly.ahram.org.eg/2006/819/op2.htm et
Tony Karon,Palestinian Pinochet Making His Move ? (mai 2007)
sur http://tonykaron.com/2007/05/15/palestinian-pinochet-making-his-move/
[11] Laetitia
Bucaille, Générations Intifada, Paris, Hachette Littérature, 2002,
pp. 65-66.
[12] Voir
le texte et les signataires sur http://www.france-palestine.org/article4843.html
[13] Ils
avaient alors menacé de déposer une liste concurrente à la liste officielle du
Fatah.
[14] Voir
entre autres Robert Michels, Les partis politiques, essai sur le
tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Collection
« Champs », Paris, 1971 (Première édition française : 1914),
notamment le chapitre « La stabilité des chefs ».
[15] Voir
par exemple Angry Fatah members to deliver rejection memo to Abbas over
elections sur http://maannews.net/eng/ViewDetails.aspx?ID=218855
[16] Qaddoumi
rejects Fatah elections sur http://www.maannews.net/eng/ViewDetails.aspx?ID=218820
[17] Voir
notamment Jean-François Legrain, « Autonomie palestinienne : la politique
des néo-notables », dans Revue du Monde Musulmanet de la
Méditerranée (REMMM), 81-82, 1996, pp. 153-206, sur http://www.gremmo.mom.fr/legrain/neonotables1.htm
[18] C’est
ainsi que dans le district d’Hébron plus de 100 candidats se sont présentés
lors des primaires du Fatah (pour 9 places)… Certains des battus se sont
néanmoins portés candidats aux élections législatives, divisant encore un peu
plus le « socle électoral » du Fatah…
[19] Voir
mon article L’échec programmé du plan « Silence contre
Nourriture » : où va le gouvernement de Salam Fayyad ? (juin
2008) sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-20129960.html
[20] Le
mandat présidentiel d’Abu Mazen a pris fin le 9 janvier dernier, tandis que le
Premier Ministre Salam Fayyad n’a obtenu que 2.4% des voix lors des
législatives de 2006.